Proposition hypothétique : depuis un certain temps, vous avez remarqué une campagne de publicité qui annonce l'arrivée d'une nouvelle marque de manteau d'hiver. Ceci vous informe de la disponibilité de ce produit. Par la suite, vous remarquez que de plus en plus de gens portent des modèles de manteaux de cette marque. Ceci pourrait vous amener à penser que ces manteaux sont des produits présentant des avantages à un quelconque point de vue (qualité, prix d'achat, confort, style, etc.). Finalement, vous découvrez qu'une personne de votre connaissance, dont vous estimez favorablement le jugement en matière vestimentaire, s'est procuré un manteau de cette nouvelle marque, et vous assure en des termes élogieux que c'est le meilleur achat possible. Logiquement, ceci devrait achever de vous convaincre de sérieusement considérer l'achat d'un manteau de cette marque hypothétique lorsque le besoin s'en fera sentir.
(NDLR : ceci n'est PAS du marketing viral)
{C}Dans la proposition hypothétique précédente, le premier cas de figure, la campagne de publicité, correspond à ce qu'on appelle du marketing d'interruption : le publicitaire veut interrompre votre attention afin de vous présenter ce produit [1]. Considérant le scepticisme du consommateur contemporain moyen, cette technique perd de son efficacité. Le deuxième cas, la diffusion du produit par conséquence de sa popularité, ne représente pas d'emblée une forme de marketing; le bouche-à-oreille existe depuis bien plus longtemps que Madison Avenue. C'est pourtant ce que les publicistes de notre époque cherchent tous à provoquer : c'est ce qu'on appelle du marketing viral.
La pratique du marketing viral, qui consiste à utiliser les consommateurs afin de propager la publicité plutôt que de s'adresser individuellement à ses futurs clients, est plus largement répandue depuis l'apparition de Twitter. Si l'origine exacte de l'invention du terme ne fait pas consensus (ce pourrait être en 1996, par les soins de Tim Draper et Jeffrey Rayport, tous deux de la Harvard Business School), il est certain que la pratique a été plus largement connue et reconnue en 1999, quand Tim Draper et Steve Jurvertson ont employé cette technique pour faire la promotion du service de messagerie électronique Hotmail de Microsoft. [2] Lorsqu'un usager envoie un courriel par son service Hotmail, un texte automatique de "signature" se greffe au message écrit par l'internaute. Le texte invite le destinataire du courriel à s'inscrire sur Hotmail (la gratuité du service était un argument de vente avantageux en 1999).
La nuance entre le simple fait de conduire une voiture dont le logo est visible sur le véhicule (donc de passer pour un consommateur satisfait qui entérine la décision de son achat [3]) et de faire du marketing viral est que dans le second cas, le message publicitaire est ciblé vers un public : lorsque je reçois un courriel de quelqu'un et que ce courriel contient une invitation à utiliser un service de messagerie électronique gratuit, j'ai le sentiment que c'est l'auteur du courriel qui me fait cette invitation personnalisée. Évidemment, ce sentiment est temporaire, puisque je peux facilement prendre conscience du fait que le message publicitaire est greffé automatiquement au courriel. La nouvelle mouture du marketing viral est la tentative de provoquer un phénomène viral sur le Web, de manière à attirer le plus de regards possibles vers la campagne de publicité qui se dissimule sous le phénomène. Les chances de réussite de cette approche sont très réduites, puisque une fois la fonction publicitaire du phénomène découverte, le consommateur peut se sentir dupé et refuser d'acheter le produit en question. Et il est aussi possible de penser qu'un Double Rainbow Guy est un phénomène purement accidentel, spontané et inattendu (comme un double arc-en-ciel...).
Prenons toutefois le troisième cas de figure de la proposition hypothétique. La promotion du produit par un consommateur, l'objectif même du marketing viral, est cette fois effective, puisque cette promotion par un membre de mon entourage est volontaire, contrairement au message automatique qui se greffe à un courriel. Le service de messagerie Gmail, par exemple, a pendant un temps été accessible seulement par invitation personnelle; en tant qu'usager de Gmail, j'envoyais une invitation à un correspondant, et de fait, je devais justifier mon invitation en vantant les qualités de Gmail. Le fait que l'utilisateur/consommateur choisisse consciemment de faire la promotion d'un produit a un pouvoir de conviction beaucoup plus grand sur le récepteur.
Ceci nous amène à commenter une initiative récente de Connor Tomas O'Brien, jeune écrivain et designer graphique australien. Il a réalisé un court recueil de récits illustrés, Quiet City, dont la page de couverture laisse transparaître la thématique technologique habitant les nouvelles. On peut se procurer une version papier de l'ouvrage pour douze dollars, ou encore l'obtenir gratuitement, à la simple condition que l'on en fasse mention dans un service de réseautage social (Facebook ou Twitter).
La technique est originale et potentiellement fructueuse. Évidemment, ce n'est pas parce qu'un éventuel lecteur de Quiet City annonce à ses 350 amis Facebook que son message sera reçu par l'ensemble des membres de son réseau social virtuel, et plus restreinte encore sera la proportion des amis Facebook qui feront assez confiance au jugement de la personne annonçant son téléchargement de Quiet City pour imiter son exemple.
Mais supposons qu'un professeur d'université, spécialiste de littérature numérique, annonce à ses 171 followers Twitter qu'il va lire Quiet City; René Audet, par exemple. Celui-ci a une crédibilité professionnelle suffisante pour que notre curiosité soit piquée, lorsqu'il envoyait le 21 janvier le tweet suivant : « À lire Quiet City, @mrconnorobrien\'s new illustrated short story collection. Available free for a tweet! http://bit.ly/e1G83F » [4]. Il a en quelque sorte agi comme l'ami qui insistait pour souligner la qualité du manteau d'hiver dans l'introduction; il a donné un sceau d'approbation au message publicitaire qu'il se voit obligé de colporter pour accéder gratuitement à un produit. Évidemment, cette démarche, qui repose sur la gratuité, ne sera pas porteuse de profits dans l'immédiat, mais produire l'événement et attirer l'attention sur soi, quand on est un jeune artiste, est une très bonne chose (aussi bien avoir une certaine notoriété tant qu'à être pris pour crever de faim).
L'exemple de Quiet City en tant que marketing viral sanctionné est assez récent, et rien ne permet pour le moment de savoir si cette démarche sera reprise. Il n'est pas impossible que le professeur d'université, trois jours après avoir fait son Tweet obligatoire, utilise le même moyen de diffusion pour se rétracter : « Désolé pour la publicité de l'autre jour. Le bouquin est nul; passez votre tour ».
N'empêche, tant qu'à devoir subir l'assaut de la publicité quotidiennement, aussi bien qu'elle vienne des membres de notre entourage que de notre téléviseur...
[1] Le terme est tiré de l'essai de Seth Godin, Unleashing the Ideavirus, New York, Hyperion, 2001. Godin souligne par ailleurs la désuétude de cette approche : « Marketing by interrupting people isn’t cost-effective anymore. You can’t afford to seek out people and send the unwanted marketing messages, in large groups, and hope that some will send you money. » (p. 15).
[2] À cet effet, consulter : Jurvertson, Steve et Draper, Tim. « Viral Marketing phenomenon explained », dans Draper Fisher Jurvertson, 1er janvier 1997, en ligne : http://www.dfj.com/news/article_26.shtml (consulté le 19 novembre 2010).
[3] Ce phénomène est exploré en détail dans l'essai de Naomi Klein, No Logo, paru en 1999 et réédité pour son 10e anniversaire chez Picador (Naomi Klein, No Logo, New York : Picador Press, 2009).
[4] Source : http://twitter.com/reneaudet (consulté le 25 janvier 2011).