La piraterie littéraire, première partie : nouveau combat perdu d'avance?

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Ce Délinéaire est le premier d'une série qui portera sur la problématique de la piraterie dans le monde de l'édition numérique.



La piraterie de produits artistiques [1], dont la reproduction et la transmission de disques, films, livres, jeux vidéo et autres produits culturels en format numérique contrevient aux lois sur les droits d'auteurs, est une réalité du monde numérique qui a chamboulé les habitudes de consommation, de transmission et de réception de certaines des plus importantes industries du divertissement et de l'art. Depuis l'avènement de Napster, logiciel qui a énormément facilité la transmission de fichiers musicaux en format MP3 entre utilisateurs du Web (sous la forme d'échanges Peer-to-Peer) [2], l'industrie de la musique accuse les téléchargements et les partages illégaux de MP3 de causer sa ruine. Ce sont maintenant Hollywood et les grands studios de film à la grandeur de la planète qui pointent les échanges BitTorrent du doigt en les tenant responsables de pertes de revenu considérables [3].



La question est certainement plus complexe que les causalités directes entre pertes de revenu et piraterie qui sont établies par les géants de la musique et du film. Par exemple, on peut remettre en question le fait qu'un album téléchargé gratuitement sur Pirate Bay équivaut à la perte d'une vente (les pertes de revenus estimées par certaines compagnies de disques fonctionnent d'après ce calcul pour le moins étonnant puisque difficilement justifiable et démontrable). Aussi, le fait que de plus en plus de foyers en Amérique du Nord contiennent dans leur salon un écran plasma gigantesque pourrait expliquer le fait que moins de gens se rendent au cinéma qu'auparavant, sans parler des systèmes à la Netflix qui donnent accès à des films téléchargeables sans même avoir à se déplacer jusqu'à un club vidéo. De plus, les gens qui pratiquent la piraterie culturelle, ou qui en bénéficient, justifient leurs actions par des arguments parfois vaseux; bien des gens ont fait un usage abondant de Napster en avançant que certains des titres téléchargés n'étaient pas disponibles chez les disquaires, et que de toute manière le prix d'achat d'un album était prohibitif, mais ces mêmes personnes ne se sont pas mises à utiliser le iTunes Store à partir du moment où on leur a proposé un commerce en ligne qui pouvait pallier aux écueils et lacunes du système traditionnel de commerce musical.


Je ne chercherai ni à fouiller les questions légales et éthiques au coeur de la problématique de la piraterie culturelle. Toutefois, je souhaite aborder cette question parce qu'elle devient de plus en plus présente dans le domaine littéraire. La montée en popularité des tablettes de lecture et des liseuses électroniques à la Kindle et iPad [4] a entraîné une progression de la piraterie, et c'est au tour du monde de l'édition de se sentir menacé par ce phénomène. Certains décrient la pratique et croient qu'elle pourrait entraîner le déclin, voire la disparition, du livre papier et des structures éditoriales traditionnelles; d'autres croient au contraire que, bien qu'illégale, la diffusion élargie de textes publiés récemment pourrait non seulement contribuer à faire connaître des auteurs ne disposant pas d'une grande visibilité au sein des structures traditionnelles, mais même augmenter les chiffres de vente de leurs oeuvres dans certains cas. On pourrait se réjouir d'une disponibilité phénoménale de titres par des voies moins officielles que celles proposées par certains projets (eux-mêmes controversés) comme Project Gutenberg, Google Books et ses inititiatives similaires, mais on pourrait aussi craindre des retombées économiques négatives pour les écrivains, les maisons d'édition et les différents intervenants du milieu de la littérature frappés par la piraterie.



Cette série de Délinéaires considérera l'impact des liseuses sur la lecture dans une période de transition entre culture du livre et culture de l'écran, en s'attardant plus précisément à la question de la piraterie. Nous verrons dans un premier temps comment et pourquoi la question fait surface chez les professionnels et les commentateurs depuis quelques mois, en cherchant à en isoler certains des discours dominants. Puis, j'examinerai la manière dont est effectuée et distribuée la piraterie littéraire, afin d'en mesurer la réelle "nouveauté". Ensuite, je donnerai l'exemple d'un phénomène isolé survenu récemment, davantage une exception spectaculaire qu'une pratique établie, et qui fait écho à un événement similaire survenu il y a plus de trois siècles. Finalement, je colligerai mes observations dans un texte récapitulatif. Dans les entrefaites, par souci de transparence, j'exposerai ma propre pratique de piraterie culturelle et mon rapport personnel à la lecture à l'écran et sur liseuse.


[1] Il est important de distinguer la piraterie du piratage informatique, plus communément désigné sous le terme de "hacking".

[2] Le logiciel Napster a été retiré en juillet 2001 suite à des poursuites judiciaires. Pour un aperçu du fonctionnement de la première mouture de Napster, consultez l'article suivant:  http://computer.howstuffworks.com/napster.htm

[3] La vitesse de transmission de données en ligne a pu expliquer pourquoi les fichiers plus volumineux de films numériques sont davantage transigés que dans le passé

[4] Selon les informations fournées par la compagnie Amazon, en octobre 2010, le ratio de livres numériques pour chaque livre papier vendu était de 2 contre 1 (source : http://www.engadget.com/2010/10/25/kindle-books-outselling-print-2-to-1-for-amazons-top-10-bestsel/), et les chiffres qui sont régulièrement mis de l'avant par différentes compagnies indiquent une hausse significative et constante des ventes de livres en version numérique, et un déclin inversement proportionnel pour les versions papier.