L'écran et ce qui lui fait écran

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Il y a six ans, lorsque j’ai commencé à travailler au répertoire d’oeuvres hypermédiatiques du NT2, la légitimité des pratiques littéraires numériques était loin d’être acquise, et sans doute cela était-il encore plus vrai dans le contexte francophone. Il y avait bien sûr déjà quelques classiques en langue anglaise [1], et à côté de ceux-ci, une poignée de théoriciens qui insistaient sur l’originalité de ces oeuvres, mais aussi sur la manière avec laquelle elles s’inscrivaient naturellement dans l’histoire des genres littéraires. Ainsi, Joyce écrivait à la suite de Calvino, Borges et Roussel, et il était important de souligner la parenté entre certains canons du monde de l’imprimé et les premières tentatives de littérature à l’écran. À l’époque, l’une des missions de la recherche était tout simplement d’affirmer l’existence de la littérature numérique, mais aussi de valoriser ces pratiques émergentes en affirmant leur validité. Le discours critique creusait essentiellement l’aspect technique de ces écritures, investissant notamment les enjeux soulevés par la fragmentation induite par l’utilisation d’hyperliens. Ce versant de la production littéraire numérique où règne l’hypertexte, il me semble, côtoie aujourd’hui des pratiques d’écritures moins formalistes ou avant-gardistes. Il s’agit plutôt d’un passage massif de l’écrit à l’écran, les formes les plus traditionnelles migrant du monde de l’imprimerie vers celui du Web. C’est précisément ce mouvement qui m’intéresse ici.

Aujourd’hui, les publications portant sur la littérature numérique sont nombreuses et les pratiques diverses, si bien que la légitimité de la recherche comme de la création n’est plus contestable. Il s’agit d’un moment important de l’histoire de la littérature, puisque nous assistons à l’effondrement de la vieille dichotomie entre la culture du livre et la culture de l’écran. De plus en plus, des auteurs reconnus dans le monde de l’imprimé se laissent tenter par la publication numérique, et le discours réfractaire au passage de la littérature sur le Web se fait de plus en plus discret, celui-ci reposant essentiellement sur un rapport à la littérature qui est nostalgique, pour ne pas dire réactionnaire.

Ce changement de paradigme m’intéresse parce qu’il marque la fin d’une ère au cours de laquelle la pensée critique opposait l’écrit à l’écran. La culture télévisuelle, dès l’apparition massive de téléviseurs dans les foyers de la classe moyenne, a été l’objet de la suspicion radicale des intellectuels [2]. On opposait la télévision à l’écrit en dressant une liste de dichotomies dont on peut dire à rebours qu’elles se voulaient surtout rassurantes : la littérature forme l’esprit critique, la télévision le réduit à néant, la littérature est un espace de résistance et la télévision, le lieu où le pouvoir s’exprime, etc. Que ces arguments soient tendancieux, cela me semble évident, mais ils cristallisent tout de même un moment de la pensée où il était fréquent de valider une oeuvre à l’aune de son support. Or le Web, en rendant floue la frontière entre les divers médias d’expression, vient fragiliser ce type de raisonnement. Évidemment, rien n’est encore acquis et des gens se montrent encore aujourd’hui réfractaires aux pratiques littéraires qui ont lieu sur le Web. Je crois toutefois que les partisans de ce discours constituent aujourd’hui une quantité négligeable à laquelle l’histoire ne saurait donner raison.

L’une des choses que l’évolution des médias nous aura permis d’observer, tout au long du vingtième siècle, c’est peut-être justement cela : les moyens techniques sur lesquels repose une oeuvre ne suffisent jamais à se prononcer sur sa valeur. Et cette idée, si elle semble maintenant aller de soi pour plusieurs, doit néanmoins être réitérée chaque fois que de nouvelles façons de s’exprimer voient le jour.

Pour certains, le Web est un vaste dépotoir où tous s’expriment sans discernement, incarnant une conséquence jugée médiocre de la démocratie. Il suffit de lire le pamphlet de Richard Millet L’enfer du roman pour saisir à quel point le discours réfractaire à la production numérique est tout entier irrigué par une conception vaguement aristocratique de la littérature. Cette façon de penser s’appuie sur le raisonnement erroné qui consiste à disqualifier des oeuvres en rejetant d’emblée le support qui les rend possibles :

Le cauchemar de l’autoédition et de sa diffusion sur Internet : redoublement, mise en abyme, vertige de la falsification littéraire, la contingence rejoignant l’infini babélien, et la démocratie accomplissant la défaite du langage. Il en va de même des «blogs», qui marquent le passage du journalisme au règne hystérique de l’opinion individuelle et cependant indifférenciée [3].

Évidemment, l’argument de la médiocrité d’un nombre inconcevable de sites Web est un argument des plus fallacieux. On le retrouve dans le discours de tous les dénigreurs qui souhaitent discréditer la qualité d’un moyen d’expression en mesurant ses qualités à l’aune de critères quantitatifs. Il y a une trentaine d’années, Gilles Deleuze répondait à ce raisonnement que certains appliquaient au cinéma :

L’énorme proportion de nullité dans la production cinématographique n’est pas une objection : elle n’est pas pire qu’ailleurs, bien qu’elle ait des conséquences économiques et industrielles incomparables. Les grands auteurs de cinéma sont donc non seulement plus vulnérables, il est infiniment plus facile de les empêcher de faire leur oeuvre. L’histoire du cinéma est un long martyrologe. Le cinéma n’en fait pas moins partie de l’histoire de l’art et de la pensée, sous les formes autonomes irremplaçables que ces auteurs ont su inventer, et faire passer malgré tout [4].

La réponse de Deleuze est tout aussi pertinente pour la littérature numérique qu’elle l’était à l’égard du cinéma. Cependant, la différence principale réside dans cette démocratisation de l’art que Richard Millet juge médiocre. Cette démocratisation est également ce qui permet l’effondrement de la vieille dichotomie écrit/écran. En effet, alors que l’écran de télévision, ou encore celui de cinéma induisent une spectature éminemment passive, l’écran d’ordinateur relié au réseau appelle l’action de l’internaute. Sans interactivité, sans la participation de gens qui travaillent à l’élaboration de communautés, le Web serait impensable.

À la figure cristallisée par le discours critique, à savoir celle du téléspectateur hypnotisé devant son écran, lobotomisé à force d’ingérer malgré lui les mots d’ordre du pouvoir, s’oppose une figure beaucoup plus positive : celle de l’internaute captivé par les différents flux d’informations auxquels il peut accéder en un simple clic, mais auxquels il peut également participer en y intégrant ses commentaires. Là où la subjectivité du téléspectateur était la cible d’une forme de discours dominant et normatif, celle de l’internaute participe d’un mouvement si dynamique, pluriel et imprévisible qu’il est difficile de ne pas y voir un lieu de résistance potentielle [5]. Tout récemment, le Printemps arabe a incarné de façon concrète ces potentialités de résistances, si bien que l’on a parlé de « révolution Facebook » et de « révolution Twitter ».

***
Entre l’écrit et l’écran, il n’y a plus rien qui fasse écran. Les écrits numériques sont là, nombreux et fascinants, et chaque jour de nouveaux auteurs lancent des projets d’écriture sur le Web. Le problème, et on peut se demander si c’en est véritablement un, est celui de la validation de ces écritures. Le prestige appartient sans doute au monde de l’imprimé, mais cela ne saurait durer encore très longtemps. Les différents acteurs de la littérature, libraires, éditeurs et auteurs, sont confrontés de façon toujours plus pressante à la question du numérique. Tout porte à croire que ce sont des impératifs économiques qui compléteront le basculement déjà amorcé. Et parfois, je me demande si un passage massif au numérique est entièrement souhaitable, justement à cause de l’aspect économique qu’un tel basculement implique. Il y a quelque chose de rare et précieux dans le chaos de la blogosphère, quelque chose qui relève du don et qui échappe aux impératifs économiques qui contraignent le monde de l’imprimé. Une forme de liberté que la littérature ne se permet que rarement.

[1] On peut penser à Afternoon, a Story de Michael Joyce (1987), à Victory Garden de Stuart Moulthrop (1991) ou encore à Patchwork Girl de Shelley Jackson (1995).

[2] Du côté français, la critique de Baudrillard demeure exemplaire, mais on retrouve aussi un discours semblable chez Christopher Lasch aux États-Unis. cf. Jean Baudrillard, La société de consommation. Ses mythes, ses structures, Paris, Denoël, 1970; Jean Baudrillard, Pour une critique de l'économie politique du signe, Paris, Gallimard, 1971; Christopher Lasch, The Culture of Narcissism : American Life in An Age of Diminishing Expectations, New York/London, W.W. Norton & Company, 1991 [1979], 274 p.

[3] Richard Millet, L’enfer du roman. Réflexions sur la postlittérature, Paris, Gallimard (coll. nrf), 2010, p. 79.

[4] Gilles Deleuze, L’image-mouvement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983, p. 8.

[5] À ce propos, il est intéressant de lire le manifeste d’Ars Industrialis, une association créée par Bernard Stiegler en 2005 qui milite justement pour une réappropriation du réseau par les citoyens et qui soutient «que les technologies de l'esprit peuvent et doivent devenir un nouvel âge de l'esprit.» En ligne : http://arsindustrialis.org/manifeste2005