Il est difficile pour une nouvelle forme d'art de se faire reconnaître comme une pratique légitime avant qu'une œuvre réellement réussie, prétendante au titre de chef-d'œuvre, ne vienne confirmer le potentiel d'expressivité et d'originalité qui placerait cette nouvelle pratique au-dessus du statut de gadget ou de sous-genre. L'hypertexte de fiction ne peinait-il pas à surmonter les réticences de lecteurs néophytes avec afternoon, a story de Michael Joyce, un texte en prose poétique considéré trop nébuleux ? Ou encore Victory Garden de Stuart Moulthrop, fait d’embranchements narratifs en surabondance nécessitant des explorations laborieuses dans l'hypertexte avant de faire émerger un minimum de cohérence au récit ? L'on peut manifestement avancer que c'est grâce à Patchwork Girl de Shelley Jackson - œuvre au style soutenu sans être trop déconcertant et à la navigation multilinéaire sans être parfaitement labyrinthique grâce à ses interfaces facilitant le repérage dans la lecture - que l'hyperfiction a acquis ses lettres de noblesse auprès des lettrés.
On attendait encore, dans le monde de la bande dessinée numérique, un exemple convaincant qui exploiterait les possibilités de la transposition sur écran de ce média centenaire. Il y a certes quelques prétendants au titre, le plus sérieux aspirant étant Brain Slide de Daniel Goodbrey, qui combine hyperliens cachés, musique aux modulations réactives, planche infinie et animations discrètes pour convoquer une sorte de descente dans la folie par le biais de l'humour noir. Cependant, les blagues parfois sardoniques et un dessin qui tient plus de la reprise Clipart que du professionnalisme me retiennent de couronner comme champion représentant de la défense et illustration de la bande dessinée en ligne.
Mais, après plus de quinze années d'attente (pour autant que l'on marque l'apparition du webcomic par la mise en ligne de Where the Buffalo Roam de Hans Bjorndahl sur le réseau USENET en 1993), voici enfin arrivée une œuvre qui peut sans hésitation être présentée comme une réussite assez complète des potentiels de la bande dessinée en ligne. Conçu principalement par un artiste hypermédiatique et designer australien, Stu Campbell (a.k.a. Sutu), NAWLZ est un interactive comic à première vue cyberpunk (mais peut-être serait-il plus précis de décrire cette œuvre comme du « cyber-hip-hop! »). Une bande-annonce est disponible ici: http://vimeo.com/8747524.
Voici le synopsis du récit qui est offert sur le site de l'œuvre :
Nawlz depicts a future world of youth culture where technology is so advanced that reality is augmented with holographic overlays and multi-sensory interactive experiences.
The title of the comic comes from the name of the city in which it takes place, the sprawling yet claustrophobic metropolis called Nawlz.
The story follows Harley Chambers, a young cyber-graffiti artist trying to ‘cast’ his ’sleeper real’ to cover the entire city. (A ‘real’ is a sort of technological hallucination, like a mind broadcast, creating a virtual environment that overlays reality, available for all to experience. Anyone can have a Real and they can customize and design it to look any way they want. The process of projecting thoughts onto a Real is known as casting.)
Harley’s Real is based on a recurring dream he had when he was a kid, and the visual style is something he’s been perfecting for years, over which time he has managed to cover most of Nawlz with it. The story turns when he encounters a bizarre, tentacled Real that resembles his own work, setting him on a path to discover the powerful forces behind the hijacking of his vision.
As the story progresses, Harley pushes the limits of mind control with experimental software, hallucinogenic drugs and surgical upgrades applied directly to his brain, all of which threaten to permanently dissolve the boundaries between his reality and his imagination.
Les délires imaginaires de Harley s'intègrent finement à la progression du récit, contaminant et redéfinissant l'univers diégétique dans un mouvement d'absorption et de ressac s'apparentant en quelque sorte à une version propre à la bande dessinée numérique du flux de conscience littéraire. Le dessin mélange différentes influences esthétiques: du design graphique léché exploitant un trait propre au graffiti en passant par une approche technophile toute en lignes claires et épurées. Le résultat de ces associations, que l'on pourrait croire surchargé, est plutôt cohérent, voire magnifique. La présence constante, mais non envahissante d'une trame musicale minimaliste, à laquelle viennent s'ajouter des effets sonores ponctuels parfaitement synchronisés avec le déroulement du récit, plonge dans une ambiance inquiétante et haletante. L'écriture oscille entre le vernaculaire et les références à des technologies imaginaires peu ou prou définies qui feront le bonheur des adeptes de science-fiction. Comme tout bon texte de SF, NAWLZ s'élabore en réaction à un aspect de notre réalité: cette fois, c'est la surcharge d'informations produites et consommées sur le Web, risquant de neutraliser notre capacité à engendrer une originalité quelconque, qui est une des sources d'inspiration et de réflexion au cœur de l'œuvre.
La grande force de NAWLZ, s’appuie sur toutes ces qualités que nous avons répertoriées, et réside dans son utilisation de l'interactivité, permettant de gérer le déroulement de la lecture linéaire dans la planche infinie que forme chaque épisode de la série, et intégrant des "surplus" d'informations au sein de pratiquement chaque case. Que ce soit par capteur de position ou par activation, des portions de l'image se modifient, se déplacent ou se superposent au gré des pensées du personnage principal. De plus, des légères animations accompagnent les dessins statiques, parfois de manière purement décorative, mais aussi afin d'insérer des figures de style animées qui amplifient l'expérience de lecture de manière très créative. Ajoutons également que le parcours de lecture de gauche à droite est parfois altéré, soit par des retours en arrière remaniant ce qui nous avait été présenté plus tôt, soit par des passages dans un axe vertical. Le défaut récurrent le plus agaçant est une taille très petite du texte affiché dans les espaces récitatifs (la résolution d'affichage devant être poussées jusqu’aux limites de son ordinateur afin de pouvoir apprécier autant que possible la virtuosité graphique de NAWLZ).
Certes, on pourrait moins apprécier de se faire ballotter dans un récit avare de détails et aux personnages déjantés. NAWLZ est en effet un univers qui se construit progressivement et dont les multiples strates se superposent plutôt que de converger. C’est une des particularités de cet univers fusionnant le cyberpunk, le hip-hop et les drogues psychédéliques que de pas être très congruent et explicatif. Toutefois, ceci est une question de goût plutôt qu’un défaut intrinsèque à l’œuvre. À défaut de révéler tous ses secrets (ce qui sera peut-être fait éventuellement, la série étant encore actuellement en cours d’élaboration), NAWLZ propose une expérience de lecture immersive, où l’interactivité joue un rôle non négligeable sans pour autant être envahissant ou superfétatoire, et en ceci, est un Webcomic convaincant, appréciable et, espérous-le, garant d’un avenir inventif pour la bande dessinée en ligne.