La narrativité d'un jeu vidéo, sans être le gage de son succès, peut être un aspect déterminant dans la qualité de l'expérience ludique. Le récit d'un jeu vidéo, qu'il soit multilinéaire ou unique, est «vécu» au premier titre par un joueur, grâce à l'entremise d'un avatar qu'il contrôle. Bien que le (ou les) récit(s) que le joueur traverse soi(en)t préétabli(s) dans le code d'un jeu vidéo, une expérience immersive pourra donner l'impression au joueur qu'il agit directement sur les événements dont il est au centre. Même s'il peut demeurer conscient que les habitants du royaume d'Hyrule ne sont que des pixels animés par une série de commandes de programmation, le joueur de la série Zelda s'investit tout de même dans la pratique du jeu vidéo afin de protéger les Hyruliens des monstres qui les assaillent.
Un renversement radical dans cette conception de l'expérience de jeu est proposé dans Sleep is Death (Geisterfahrer), du concepteur minimaliste Jason Rohrer, où toutes les actions qui sont d’habitude prises en charge par le logiciel reviennent à l’utilisateur, brisant l’évidence du couple jeu-joueur. Un petit mot sur cet artiste avant de passer à la description du jeu: Rohrer, qui a d'abord fait sa marque grâce au sublime Passage – faites-en l'expérience, cela ne prend que quelques minutes –, fait un usage quasi-systématique d'une esthétique minimaliste afin de provoquer des expérience ludiques dans la veine du design de second ordre (consultez le délinéaire suivant afin d'en apprendre davantage). La qualité de l'expérience des jeux de Rohrer ne passe pas par un déploiement pyrotechnique, un gameplay flexible ou une excellente bande sonore: l'unicité des jeux de Rorher tient à leur caractère très particulier, à la mise en place d’un rapport au jeu vidéo encore jamais vu. Dans Passage, le joueur a droit à une simulation du vieillissement. Dans Gravitation, il doit composer avec la manie, la mélancolie, la passion et le processus créatif. Dans Sleep is Death, il est placé en position de contrôle: sans devenir Game designer, il doit employer les paramètres à sa disposition afin de composer une histoire (décor, personnages, accessoires, etc.) avec laquelle un autre joueur pourra interagir.
On l'aura peut-être déjà déduit, une «partie» de Sleep is Death se joue entre deux joueurs: le premier, dit le Controller, détermine la plus grande partie de ce qui sera affiché à l'écran de l'autre joueur, le Player, qui lui doit réagir à ce que lui soumet le Controller, les deux faisant ainsi avancer un récit qui se construit de tour en tour. Chaque joueur dispose de 30 secondes afin d'effectuer une série de commandes: pour le joueur, ceci se limite au déplacement de son avatar, à l'inclusion de paroles dans un phylactère et à une «action» qui est désignée à l'aide d'un espace de texte orné d'une flèche. Le contrôleur peut manipuler beaucoup plus d'éléments, mais sa première préoccupation sera généralement de réagir aux actions du Player et de lui proposer une nouvelle situation en réponse. Comme ce qui est original avec Sleep is Death est le rôle de Controller, c'est cette expérience de jeu qui fera l'objet d'un commentaire dans les paragraphes suivants.
Plonger dans Sleep Is Death (Geisterfahrer) en tant que Controller est une expérience pour le moins déroutante. Contrairement au Player, le Controller ne peut entrer dans la partie sans avoir de plan, sans savoir minimalement l’histoire qu’il a l’intention de raconter. Faisant office de Dieu sur le monde de Sleep Is Death, il a la responsabilité de trouver un avatar pour le Player, de monter le décor du jeu, de placer les accessoires, de donner vie aux personnages… À travers cette étrange relation, Sleep Is Death se pense à la fois à la manière de SimCity et de Zelda, à la fois comme un jeu de simulation et comme un jeu d’aventure, tout dépendant de la position de chacun.
Mais revenons aux défis particuliers posés au Controller, davantage du côté du maire de SimCity que de celui de Link dans The Legend of Zelda. D’abord, il y a le problème des interfaces qu’il faut apprendre à manipuler. Heureusement, plusieurs tutoriels sont disponibles sur le site du jeu pour aider le Controller à comprendre les différentes fonctions offertes dont l’utilisation est parfois, pour ainsi dire, loin d’être intuitive.
La première interface permet d’appeler des scènes déjà existantes, d’ajouter des objets et des personnages à partir de la banque et de déplacer/faire parler ceux-ci sur la grille de jeu. Pendant la partie, il s’agit de l’interface que le Controller utilise le plus.
Une flèche en haut du menu Object permet de glisser vers l’interface de création d’objets. Mais pour créer ces objets, il faut d’abord glisser encore d’un niveau, vers l’interface de création de Sprites, dont les objets sont composés… Déjà, les choses se compliquent.
Une autre interface, accessible en cliquant sur le bouton Walls de l’interface principale, offre la possibilité de développer différentes scènes et de les ajouter à la banque. Pour ce faire, le Controller peut choisir des tuiles existantes, ou encore créer ses propres tuiles à partir d’un éditeur similaire à l’éditeur de Sprites.
Finalement, une dernière interface permet de composer une musique d’ambiance à partir d’une série de contrôles dont la logique nous échappe encore aujourd’hui.
Avec Sleep Is Death, tout devient en effet une question de temps. Combien de temps le Controller est-il prêt à investir pour comprendre les ramifications des diverses interfaces, pour maîtriser leur fonctionnement? Combien de temps pour préparer une seule histoire, avant que le jeu réel ne commence? Et une fois tout en place, lorsque le Player entre en scène, l’aventure commence à peine: dans le monde parfait et statique créé par le Controller, le Player représente l’imprévisible, le facteur de déstabilisation qui apporte autant de frustrations que d’instants de pure révélation. C’est vachement difficile de se prendre pour Dieu… Car même le Controller le mieux préparé du monde ne peut prévoir entièrement ce que fera le Player. Et avec seulement 30 secondes pour réagir (encore le temps qui nous rattrape), il y aura toujours des cas où il se retrouvera pris au dépourvu, incapable de réagir: l’objet demandé n’existe pas, le Player a profité d’une faille dans la construction de la scène, etc. Mais c’est aussi ça, l’instant bizarre où la réaction humaine du Player dépasse les prévisions du Controller, qui fait la magie du jeu. Le Controller fait face à un défi constant, se demandant toujours si sa création sera à la hauteur, mais ne peut au final que s’émerveiller de l’humanité désarmante des réactions inattendues du Player. Dans un monde où les utilisateurs de jeu vidéo sont souvent seuls devant un programme aux possibilités limitées ou en groupes dans des univers préétablis dont ils ne peuvent changer la nature, la totale liberté offerte par Sleep Is Death, et la relation profondément humaine entre le Controller et le Player qui en est le moteur, ne peuvent être qualifiées que d’extrêmement rafraîchissantes.
Savoir qu’il joue non pas seulement pour lui-même mais pour le plaisir d’un autre, qu’il rencontrera en temps et lieu sur la scène de son imaginaire, constitue aussi pour le Controller une espèce de consolation qui donne un sens à tous ses efforts. Jouer à être Dieu seul devant son ordinateur (à la SimCity) peut s’avérer frustrant. Mais entrer en relation avec un autre via Sleep Is Death permet de réconcilier le Controller avec sa position de Geisterfahrer, ou «conducteur fantôme»: confronté aux réactions du Player, le Controller est ce Geisterfahrer étrange évoqué dans le sous-titre du jeu et emprunté à la culture populaire allemande, qui avance à contre-sens, invisible jusqu’au dernier instant, déjà mort parce que toujours placé dans le danger immédiat de la collision fatale. 30 secondes pour éviter le crash, 30 secondes pour s’assurer le contrôle sur sa création, 30 secondes encore avant de risquer à nouveau de la voir s’effondrer…