En fait, non seulement les blogueurs ne lisent pas mais la population d’amateurs qu’ils constituent menace notre culture, nos valeurs et notre économie, rien de moins. Les blogueurs ? Des millions de singes devant des millions de claviers. Mais ils sont inoffensifs, les vrais dangereux se trouvant ailleurs et au-dessus, autrement dit les libertaires de gauche comme de droite dont l’alliance est une oligarchie dans laquelle les anciens apôtres de la contre-culture coudoient les fondamentalistes de l’économie de marché. Les deux idéalisent à dessein l’amateur comme un être tout de pureté et de désintéressement, un intègre convaincu que tout le monde est expert en tout et que toutes les vérités se valent.
Voilà ce qu’on trouve dans un brûlot qui fait un certain bruit sur la Toile The Cult of the amateur d’Andrew Keen, le genre de type qu’on adore haïr et qui se présente, restons modeste, comme “l’Antéchrist de la Silicon Valley”. Il n’a pourtant rien d’un technophobe, quoiqu’on en dise, puisqu’il a son site et son programme de podcast. Il compta peut-être parmi les pionniers du cyberspace, il n’en est pas moins considéré aujourd’hui comme l’un de ses apostats. Il ne se bat pas contre un moulin à vent mais contre un dragon : le Web 2.0 vu comme un avatar de la culture hippie avec son altruisme radical (et accessoirement contre Second life, le casino en ligne, le piratage, la négation du droit d’auteur, les critiques d’Amazon, mais principalement contre Wikipédia coupable de croire en “la sagesse de la foule et du nombre”). Il voit dans le monstre proliférant la mort des grands médias traditionnels et, par conséquent, le triomphe des amateurs sur les cadavres des professionnels. Ceci tuera cela : air connu depuis un certain chapitre de Notre-Dame-de-Paris de Victor Hugo. “Ca marche et ca marchera de mieux en mieux, prédit Keen, car c’est gratuit. A l’avenir, plus personne ne voulant payer pour du contenu, les livres et les films ne seront plus que des outils publicitaires et promotionnels.” A propos, qu’est-ce qu’un amateur selon Andrew Keen ? Quelqu’un qui n’est pas payé pour son travail. Voilà donc tout ce que l’on trouve dans son nouveau livre consacré non à l’internet, comme on pourrait le croire, mais à la responsabilité individuelle au temps de l’internet. Un livre que les blogueurs ne connaîtront pas puisque, de toute façon, ils ne lisent pas. Sauf ici, naturellement.
(”Ascot, 1955″, Photo Henri Cartier-Bresson /Magnum)