Quand les oeuvres anciennes questionnent les oeuvres récentes

(Source: Hubert Guillaud dans Lafeuille)

Roger-Paul Droit a écrit une critque plutôt intéressante sur les vieilles éditions libres de droit que l'on trouve un peu partout sur le Net. Oui, comme le souligne parfaitement François Bon, les traductions disponibles en ligne sont de vieilles traductions.

"Les traductions disponibles en ligne de Shakespeare sont celles de François-Victor Hugo (susceptibles même, dans la propagation virtuelle, d’être attribuées à son père !), et non pas celles de Bonnefoy. La passionnante Bible est accessible dans la version œcuménique et stérile de Segond, il faut – ce que souligne le Monde – un prédicat de culture pour se renseigner à propos de l’Apocalypse si magnifiquement traduite par Bossuet, mais elle ne figure pas dans les Bossuet retenus par Gallica, et on ne trouvera pas non plus en accès libre les Psaumes traduits par Claudel, encore moins la si belle version de l’ami Cadiot."


Oui, c'est d'autant plus un problème que l'accès libre et gratuit tourne toute une génération vers des versions surannées des oeuvres, alors qu'il existe des traductions et des éditions bien plus formidables. Oui, ces oeuvres sont offertes sans le corpus nécessaire pour les décrypter. Faut-il pour autant jeter le bébé avec l'eau du bain, comme le propose facilement Roger-Paul Droit ? Non bien sûr, comme le souligne très justement François Bon. Au contraire. Il faut construire les articulations et les décryptages !

"C’est en terme d’articulation que cela doit être pensé. En terme d’accompagnement par Internet, largement repérable par les moteurs de recherche, de ce qui compte pour nous en littérature, et qu’Internet mène alors aux versions accessibles, qu’elles soient graphiques ou numériques via téléchargement payant, ça viendra vite avec l’arrivée des eReaders. C’est cette articulation qu’il s’agit de construire, quand les positions d’opposition résolue à Internet enferment dans l’impasse ceux qui s’y laissent prendre. Oui, peut-être, régression, mais cette voie étroite est le seul passage. C’est une interrogation de plus en plus urgente et grave pour les études universitaires littéraires en France : là où les scientifiques d’abord, puis les sociologues, enfin les facs étrangères s’emparent du Net, la frilosité locale (ah, les actes de parution des colloques…) fait qu’on ne laisse à Fabula que les sommaires, et ce n’est pas de la faute d’Alexandre Gefen, son fondateur.

Pour les traductions, le problème est moins spécifiquement français : les traductions en anglais de Rimbaud accessibles sur le Net sont ridicules, ringardes. Rien à voir avec le travail d’un Wyatt Mason… Mais à qui de le dire, et de conduire les étudiants vers le Rimbaud qui compte ?

Mais qu’on comprenne que tous les usages déjà se déportent, et qu’Internet est de façon inéluctable en amont ou superposé à cette totalité de nos usages. A quelques jours de la rentrée, son enseignant de français demande à la classe de 4ème de ma fille d’apprendre la Bohême de Rimbaud (« Papa, c’est quoi un paletot ? »), mais de trouver eux-mêmes le texte. Quel pourcentage des familles dispose d’un Rimbaud à la maison ? Pas de rêve. La question de la lecture à l’école n’est pas indépendante de l’état social global, et du statut symbolique de la littérature dans tel moment de la société. Pour ceux qui ont le livre, on trouve la Bohême, et sur Internet on ira voir quelques images de Charleville. Pour les jeunes qui téléchargeront le texte, quelle notion de plaisir sera associée aux mots qui surgiront sur l’imprimante ? Mais légitime à l’enseignant, plutôt que s’en tenir au manuel, de prende acte de l’usage social du Net, la présence banalisée d’un ordinateur et d’une connexion à la maison, pour initier ses élèves à un usage critique qui ne soit pas le passif surfer (mot enfin en voie d’obsolescence), et que le monde virtuel, même limité à l’usage privé ou informatif, interfère avec la transmission et, qu’il s’agit d’y cheminer volontairement, comme on le fait dans la ville — ce qui n’empêche pas de s’y perdre. De tout cela, on est juste au bord."


Laisser le terrain à la collecte de livres libres de droits est une impasse pour tous, car elle oublie le principal : les oeuvres récentes ! La masse disponible de plus en plus de livres anciens souligne par contraste le manque criant de disponibilité d'éditions récentes. Cela montre que nous avons besoin d'accéder à d'autres versions, à des versions plus récentes, de meilleures qualités, à des éditions plus complètes. Le but n'est pas que cela se fasse totalement gratuitement, mais il faut trouver des modalités d'accès en ligne aux contenus des livres d'aujourd'hui et qui ne les enferme pas non plus dans des silos payants et fermés.

La numérisation massive de vieux livres introduite par Google a un effet boomerang sur l'édition d'aujourd'hui. Tant mieux.