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La série d'oeuvres hypermédiatiques myEquals (2004-2008) de l'artiste C.J (Chin-Juz) Yeh consiste en des reprises, sous forme d'hommages et de pastiches, du travail de plusieurs artistes du 20e siècle: Piet Mondrian, Jackson Pollock, Philip Glass, Chuck Close et René Magritte. Chaque oeuvre propose des interfaces et des modes d'interactivité spécifiques permettant de créer une version maison de l'oeuvre d'un des peintres, de générer une oeuvre à partir d'informations fournies par l'internaute ou encore de se voir placé au centre de l'oeuvre (littéralement).
Les oeuvres sont accessibles à partir du portail Web de l'artiste. Le contenu du site (www.cjny.com) s'explore en se déplaçant sur une carte bleue de la ville de New York à l'aide d'un cercle au centre de l'écran dont huit différents quadrants déterminent la direction du déplacement. Plusieurs points d'intérêt (indiqués par des cercles jaunes) sont accessibles sur la carte; l'activation de l'un de ces points actionne l'ouverture d'une fenêtre intempestive. La série myEquals est disponible dans la section digital_arts.
La première des oeuvres de la série, myData=myMondrian (2004), propose à l'internaute de générer son portrait en lui demandant de remplir un formulaire dont les informations sont traduites en données brutes, puis soumises à un générateur d'images. Le résultat de cette réification algorithmique des données fournies par l'internaute prend l'apparence d'une image utilisant l'esthétique du peintre néerlandais Piet Mondrian (1872-1944), reconnu pour son approche abstraite, et particulièrement pour ses toiles produites à partir de 1919 déclinant une même série de paramètres: fond blanc, lignes régulières noires à angle droit et couleurs primaires (rouge, jaune, bleu) exclusivement. Comme l'annonce l'introduction de cette oeuvre, l'idée est de transmuter les informations personnelles d'un individu, tenant plus de la statistique de recensement officiel que de la personnalité, en oeuvre d'art: «Where a human is reduced to data, data is transformed into values, values are transformed into art» (http://www.cjny.com/myData-web/index.html). On peut remarquer au passage que le style minimaliste et abstrait de Mondrian se prête bien à cet exercice de conversion, ce qui permet à Yeh de livrer un hommage respectueux et fidèle au peintre néerlandais.
MyTune=MyPollock (2005) propose également une expérience de création d'une «toile numérique» mimant le style d'un peintre contemporain, Jackson Pollock (1919-1956), considéré comme le fondateur de l'expressionisme abstrait et reconnu pour sa technique du dripping (consistant à ne pas poser directement le pinceau sur la toile mais plutôt à déposer celle-ci sur le sol et à faire couler des jets de peinture en agitant son pinceau au-dessus). Afin de reproduire la technique de travail de Pollock, Yeh a créé un dispositif par lequel des paramètres sont assignés à plusieurs touches du clavier de l'internaute: les chiffres modifient la couleur utilisée, les lettres de Q à U sur un clavier QWERTY correspondent aux notes de musique de do à si et les flèches modifient l'arrière-plan de l'interface. Le mouvement de l'égouttement de la peinture est déterminé par la note, l'octave et le tempo de la pièce musicale que l'internaute joue (ou improvise). Il se créé donc une synesthésie entre ce qui est joué, entendu, vu et peint: on peut voir le résultat de notre musique en temps réel, et la toile finale correspondra à la musique jouée. Outre le fait de reproduire le dripping, l'hommage de Yeh à Pollock s'établit également par le choix de l'outil utilisé pour travailler: alors que les graphistes travaillant sur ordinateur font un usage abondant de leur souris et n'utilisent leur clavier que pour entrer des raccourcis de commandes, dans MyTune=MyPollock, c'est le clavier qui est l'outil privilégié afin de réaliser une création graphique sur support numérique. De la même manière que Pollock ne faisait pas entrer en contact son pinceau et la toile pour privilégier une technique demandant une grande maîtrise, mais laissant une large place à l'imprévisible, MyTune=MyPollock permet de créer une toile à la Pollock sans utiliser la souris et en laissant la part belle au hasard.
myBirthday=myPhillipGlass (2006) reprend le même principe que myData=myMondrian, en ceci que l'entrée de quelques informations par l'internaute permet la génération d'une oeuvre inspirée du style musical minimaliste et répétitif du compositeur contemporain Phillip Glass (1937- ). C'est à partir du nom et de la date de naissance de l'internaute, décomposés en variables numériques auxquelles sont ajoutés des chiffres aléatoires, que se génère une mélodie, apparaissant graduellement sur une partition. La qualité spectrale et inquiétante de la pièce musicale n'est pas sans rappeler les productions les plus connues de cet influent compositeur qu'est Glass. De plus, en vertu du facteur de hasard ajouté à l'algorithme de Yeh par le biais des chiffres aléatoires, la mélodie produite par l'oeuvre sera toujours différente: il est donc envisageable de se rendre sur le site à chacun de ses anniversaires pour entendre une nouvelle version de son hymne de fête!
myAvatar=myChuckClose (2007) propose une interface calquée sur celle utilisée par les joueurs de console Wii, afin de créer leur Mii, permettant de se créer un avatar. Les options, quoique limitées, permettent de créer un visage qui offrira une ressemblance, grossière et approximative, mais tout de même identifiable, avec le visage de l'internaute. Après la création de l'avatar, un algorithme le transforme en portrait ressemblant à un des styles employés par le peintre américain Chuck Close (1940- ), reconnu pour ses portraits photoréalistes dont certains sont plus "grossiers" et laissent voir le détail du portrait. Dans le cas de myAvatar=myChuckClose, Yeh s'est inspiré du style utilisé par le peintre afin de produire un portrait célèbre de Phillip Glass. L'utilisation d'une interface simple comme celle de la création d'un Mii et la transformation de l'avatar en imitation de portrait par Chuck Close donne un résultat plus personnel et original que le simple avatar aux traits lisses sur lequel le résultat final est basé.
La dernière oeuvre de la série, myParticipation=myMagritte, utilise la toile Le faux miroir du peintre surréaliste belge René Magritte (1898-1967) et une Webcam afin de placer l'internaute au centre de l'oeuvre. En effet, la Webcam retransmet en direct les images qu'elle capte de l'internaute dans la surface de la pupille de l'oeil sur la toile de Magritte. Si la toile originale de Magritte pouvait questionner la perspective et le regard en mettant l'observateur en face d'un regard qui le toise en retour et sur lequel apparaît un arrière-plan de ciel, l'ajout de Yeh, en plaçant une version altérée de l'internaute au centre de la toile, ajoute un niveau de réflexion, puisque soudainement le regard de la toile devient bel et bien un miroir, bien que reflétant inadéquatement l'internaute (puisque les couleurs criardes ne sont pas celles captées par la caméra mais une intervention de l'artiste sur le flux de la retransmission). Si Magritte, par le titre de sa toile, voulait suggérer que le regard n'est pas le miroir de l'âme, Yeh démontre plutôt que le regard est un miroir inadéquat et teinté d'une subjectivité manifeste.
Chacune des oeuvres de la série myEquals se base sur le travail d'un artiste important et sur un apport de l'internaute afin de produire un résultat semblable au travail d'un peintre ou d'un compositeur. On pourrait penser à première vue que ceci constitue une forme de parodie du travail de ces artistes, puisque l'entrée de quelques données et un algorithme suffisent à offrir une reproduction convaincante du travail de ces artistes cités dans le nom même des oeuvres. Or, l'ironie dans la démarche de Yeh ne s'arrête pas là: il est vrai que le style des artistes calqués a un aspect formulaïque qui facilite sa reprise par un algorithme programmé par l'artiste hypermédiatique, mais force est toutefois de constater que le résultat des différentes oeuvres de la série myEquals ne sont que des pâles copies des originaux. En dépit de leur simplicité apparente, une composition de Glass, une toile de Mondrian ou un portrait de Close requièrent davantage que du hasard pour produire un résultat vraiment sublime. Il y a donc un effet d'ironie inversée qui émane de ces oeuvres: l'outil informatique peut adapter des données brutes en reproduction d'un style artistique, et il est assez simple de générer la part de hasard au sein du processus artistique, mais pour atteindre le statut de chef-d'oeuvre, l'intervention humaine doit être accomplie avec une maîtrise et un brio que l'internaute ne saurait produire simplement en entrant ses informations civiles ou en appuyant sur des touches de son clavier au petit bonheur. La facilité par laquelle on peut créer une «oeuvre» calquée sur le style d'un artiste connu révèle au final la difficulté de produire un résultat réellement original et abouti par la même technique.