Submitted by Daphné Cheyenne on
i don’t want you to miss me est un zine numérique de l’artiste Molly Soda, mis en ligne sur la plateforme multimédia NewHive.
Soda, qui a l’habitude d’explorer le thème de la vulnérabilité et d’investir la sphère de l’intime dans ses vidéos, GIFs, zines et performances artistiques en ligne, propose cette fois-ci une œuvre qui adhère à l’esthétique particulière qu’elle cultive, soit celle d’un dévoilement radical d’elle-même. Or, si Soda se met régulièrement en scène en utilisant son propre corps au sein de ses oeuvres, le corps de cette dernière est majoritairement absent du zine numérique i don’t want you to miss me.
L’internaute accède à l'œuvre via la page d’accueil NewHive de l’artiste, celle-ci mettant en vedette plusieurs de ses projets artistiques. La page affiche un menu déroulant répertoriant une variété de mots-clics tels que #soft, #bear, #sosadtoday, #whatyourwifi et #feelingmyfeelings. Outils taxonomiques et de conservation, les mots-clics permettent d’ordonner les différents projets artistiques NewHive de Soda en les regroupant sous un même thème. Le diaporama i don’t want you to miss me est donc associé au mot-clic #missing et comprend un total de 17 pages ou diapositives dans lesquelles il est possible de naviguer de façon linéaire en cliquant sur des flèches de gauche à droite.
La première diapositive consiste en un plan rapproché d’un salon, possiblement celui de l’artiste. Un mobilier défraîchi et une étagère remplie de VHS servent d’arrière-plan. À l’avant-plan, le GIF animé du corps tronqué de la jeune femme la montre en train de s’éloigner de l’objectif, dans un mouvement répété en boucle. Une légende se superpose à l’image mouvante et réitère le titre de l’œuvre dans une police blanche et kitsch, sans majuscules ni ponctuations. L’image pixellisée revendique sa filiation numérique et renvoie à l’esthétique de l’amateur, qui est aussi celle du contenu généré par les internautes.
Dans la diapositive suivante, le plan rapproché d’un lit en désordre donne l’impression d’un cadrage maladroit. Une lumière filtre à travers des rideaux qui bougent légèrement, tandis que la voix hors champ de Soda partage des réflexions sur la mort de rats domestiques. En superposant à sa voix l’enregistrement de bruits ambiants, l’artiste altère délibérément la qualité sonore de sa diapositive. Le plan en contre-plongée génère lui aussi une esthétique distincte, en ce sens où, loin de masquer la nature de l’image, il la révèle plutôt explicitement en indiquant qu'il s'agit d'une image captée à partir d’une webcam. Ainsi, en produisant une image pixellisée et légèrement inclinée, les GIFs de Soda signalent l’usage d’une technologie «low-tech», populaire et économique, par opposition aux techniques de pointe utilisées par exemple au cinéma.
La troisième diapositive est une insertion visuelle du texte récité auparavant, écrit entièrement en minuscules, dans une police blanche sur fond blanc. Il en est d’ailleurs de même chaque fois que l’artiste inclut une narration au sein de son diaporama, puisque Soda fait systématiquement suivre chaque segment narratif d’une insertion statique, qui réitère le texte récité sous la forme d’une image. Les diapositives subséquentes présentent donc une alternance de vidéos et d’insertions textuelles. Molly Soda y investit des espaces domestiques et privés tels que la chambre à coucher, la cuisine, ou encore la salle de bain. Si les pièces sont systématiquement vides, l’auditeur/trice les devine habitées, ne serait-ce que par leur désordre étudié ou la décoration intérieure hétéroclite. Les étagères croulent par exemple sous un attirail des années 90. Pouliches et VHS s’y entassent pour engendrer un effet de nostalgie. Cet effet s’aligne d’ailleurs avec les thèmes investis par la narratrice, qui réfléchit sur le deuil, le sentiment de perte et le souvenir.
Un motif récurrent, celui du dossier de chaise tronqué et inoccupé, apparaît à de multiples reprises. Véritable punctum, celui-ci allude non seulement aux moyens techniques employés pour capter l’image (la webcam intégrée d’un ordinateur portable), mais nous ramène aussi à l’absence du corps qui occuperait habituellement le siège faisant face à l’écran. S’il n’y a pas de corps, l’artiste parvient néanmoins à articuler une présence prégnante. Bien qu’immatérielle, celle-ci hante chaque pièce. En entrevue, Soda affirme d’ailleurs que sa collection de textes et d’images explore un sentiment particulier, c’est-à-dire «[…] feeling someone’s presence without them necessarily being there.» Elle précise plus loin: «The images in the zines are basically set up like I would take a selfie, but I move out of the frame when I go to take the photo.»
L’artiste répond de cette manière aux critiques dont elle a fait l’objet et qui l’accusaient d’utiliser son corps nu au sein de son zine ultérieur should i send this, une collection de selfies, de sextos et d’autoportraits nus. Cette fois, l’internaute n’a pas accès au corps de Soda, mais l’impression d’une mise à nu totale est toujours aussi présente. En effet, l’éthos de transparence privilégié par Soda s’inscrit à même ses choix esthétiques et stylistiques. Si le dossier de chaise tronqué pointe vers une forme d’authenticité, c’est qu’il rend visible les propriétés et limitations techniques de la technologie que Soda utilise. Ainsi, les plans en contre-plongée, la pollution sonore ou encore la pixellisation des images insistent tous sur les limitations techniques de l’ordinateur portable qu’ils remédiatisent. Sans tenter de simuler un autre média, ils teintent plutôt le zine d’une volonté de sincérité.
À premier abord, la chaise tronquée ressemble à une image mal cadrée ou tout simplement ratée. Elle contribue toutefois à créer une esthétique distinctement numérique, en insistant sur les faiblesses techniques de son médium. En exhibant explicitement les moyens techniques ayant mené à son élaboration, cette médiatisation de l’authenticité crée une impression de transparence. L’expression numérique de Soda nous semble ainsi plus sincère et authentique.
Les sentiments exprimés par l’artiste apparaissent non seulement intimes, mais vrais. Dès lors, un espace d’identification est créé, permettant à l’internaute de s’identifier à ceux-ci. Si l’internaute se sent proche du discours de Soda, c’est qu’il/elle projette sa propre expérience sur la trame narrative de l’artiste, qui devient aussi la sienne.
C’est d’ailleurs ce processus d’identification qui permet à un sentiment de proximité avec l’autre d’être créé. De cette manière, Molly Soda répond brillamment à ses détracteurs. Elle démontre que dans un monde où numérique et physique sont en constante négociation, la création d’un sentiment d’intimité ne dépend pas d’une proximité physique ou encore d’un accès visuel au corps.