«L’artère emblématique de Québec, la Grande Allée, sera le théâtre des plus importantes démolitions à survenir depuis les décennies 1960 et 1970. À l’époque, les maisons victoriennes à côté du parlement ont été rasées et on a assisté à l’érection d’édifices modernes mal aimés tels le Complexe H et le Concorde[1]». La théorie se confirme. La capitale nationale serait (devenue) dépressionniste. C’est-à-dire laide, monotone, instrumentalisée, ennuyeuse, léthargique, aliénante, abrutissante: les adjectifs se multiplient pour montrer que Québec «se tu[e] de l’intérieur» (Québec, ville dépressionniste, p.10). Le discours n’est pas joyeux, mais la réalité l’est encore moins: la population mondiale serait manipulée par des instances supérieures –politiques, culturelles, sociales– qui contrôleraient son intelligence en la maintenant sous le joug de la déprime. Voilà en quels termes s’exprime le collectif de La Conspiration dépressionniste qui, mi-figue, mi-raisin, dénonce l’existence d’un complot international dont Québec ne serait qu’une victime parmi d’autres. Répandre la mauvaise nouvelle constitue ainsi le cheval de bataille de ce groupe polycéphale. À coup d’ironie, de critique, d’imaginaire et d’indécence qui n’est pas sans rappeler la signature de Charlie Hebdo, il pourfend la bêtise sous toutes ses formes, au premier plan dans une revue dont vient d’être tirée une anthologie des cinq premiers numéros (La Conspiration dépressionniste. Volumes I à V [2003-2008], Montréal, Moult éditions/Lux, 2009). Bien que sa lecture ne soit pas un préalable à l’appréciation de Québec, ville dépressionniste, il reste qu’elle permet de mieux saisir l’esprit et la démarche à la base de l’ouvrage, lequel témoigne par ailleurs de l’évolution scripturale des membres depuis leurs débuts en 2003.
Québec, je te chante
Retour sur 2008. La fête bat son plein à Québec. Les célébrations du 400e anniversaire de la Vieille Capitale attirent les touristes par milliers, lesquels s’émerveillent de la beauté et du dynamisme d’un tel berceau historique. L’attachement et la fierté des résidants pour leur milieu de vie se crient sur toutes les tribunes. Les acteurs de la scène municipale travaillent à la promotion de ce lieu unique en Amérique du Nord, insistant sur ses séduisants atours. L’heure est au plaisir, à l’harmonie, aux congratulations: qu’il fait bon vivre à Québec!
Seulement voilà: les réjouissances favorisent l’oubli, volontairement ou non. Les convictions d’hier implosent au rythme des feux d’artifice et des performances musicales. Aussi quelques voix discordantes dénoncent-elles alors l’amnésie, voire l’ignorance qui menace les festivités. Si l’essentiel des critiques s’attaque aux détournements historiques et politiques[2], ce sont plutôt les aberrations urbanistiques et culturelles qui soulèvent les passions chez la dizaine d’auteurs de Québec, ville dépressionniste. Il faut croire que l’indignation mérite cette fois d’y consacrer un livre, sans toutefois trahir le ton qui anime la revue La Conspiration dépressionniste. Encore que, défiant une bête à ce point monstrueuse, les munitions paraissent choisies avec plus de soin, aussi bien sur le plan dialectique que littéraire.
En proposant dans l’ensemble des recherches documentées et approfondies, l’ouvrage évite le défaut majeur qui caractérise souvent les entreprises de détraction, celui d’une faiblesse argumentative qui se résume à critiquer pour critiquer. Il ne s’agit pas d’un projet d’une élite intellectuelle qui mitraille tout ce qui génère un succès populaire –du moins, pas seulement–; les auteurs légitiment notamment leur démarche en construisant en partie leur réflexion autour de rapports et de faits officiels. Non pas que l’avis d’experts soit indispensable au travail d’opinion, mais le collectif prévient ainsi les reproches de légèreté, de méconnaissance, voire d’invention. Si leurs conclusions, tantôt tranchées au couteau, tantôt réductrices, ne feront pas l’unanimité, elles encouragent néanmoins à dépasser les lieux communs pour offrir une représentation différente de la capitale nationale.
À ce titre, le souci littéraire dont témoigne l’entreprise participe largement de cette «réécriture» du réel et, par là même, inscrit l’ouvrage dans une pratique typiquement contemporaine: celle d’interroger les idées reçues et de jouer sur les limites. Expressions colorées, mots et images détournés, savoirs télescopés, associations inusitées, digressions, ironie à peine voilée, envolées poétiques, reprises parodiques, échappées fictionnelles: voilà quelques-uns des moyens rhétoriques utilisés qui, loin de l’aridité que trahissent généralement les raisonnements critiques, concourent à un assouplissement ou, plutôt, à un élargissement des frontières d’une réalité (jugée) convenue. D’une ville «botoxée» (p.122) à une ville «défortifiée» (p.66), du «village de Nathalie» (p.84) à un «trou de beigne» (p.55) et à «une crèche schlitte» (p.162), Québec présente un visage inaccoutumé.
Un no man’s land
(quatrième de couverture).
Une littérature comme sésame des consciences
Parce que l’ambition est claire – questionner les discours communs pour proposer une autre manière d’envisager le monde –, la nuance manque parfois à l’appel. D’ailleurs, on peut se demander si l’option du noir et blanc pour les photographies intégrées au livre n’a pas «l’avantage» d’accentuer l’aspect morbide de la capitale. Cela dit, la radicalité fait partie de la stratégie d’ensemble, particulièrement dans certains textes qui, jouant avec virtuosité de mauvaise foi, testent les limites du lecteur. Ainsi faut-il sans doute considérer l’ouvrage: certes comme un document d’information –à la qualité variable, l’argumentaire apparaissant à l’occasion moins ramassé, plus hermétique, voire carrément absent–, mais surtout comme un exercice littéraire qui, décrivant un état du monde, cherche à provoquer. La Conspiration dépressionniste se pose volontiers comme un vigile de la pensée. En ce sens, son travail est à rapprocher de celui de l’Internationale situationniste, la charge révolutionnaire en moins. Ce mouvement artistique et politique (1957-1972) militait pour une révolution culturelle et une réappropriation du réel par la construction de situations nouvelles. Contre la société de consommation et de sa mise en spectacle, il pratiquait la dérive et le détournement pour transformer l’urbanisme et le quotidien. Surtout, il voyait en l’art une richesse de dépassement susceptible de menacer les structures de la société[4]. On retrouve précisément là, en germes, les motivations de Québec, ville dépressionniste: l’art littéraire, entre autres moyens, au service d’une ouverture des consciences. Force est d’avouer qu’à l’exception d’un lectorat déjà converti, plusieurs refuseront d’être ébranlés dans leurs convictions et, de ce fait, taxeront les membres du groupe de nihilisme. Pire: de dépressionnisme.
1 Antoine Robitaille, «Édifices anciens dans le couloir de la mort», Le Devoir (10 juillet 2009), p. A1.
2 Parmi ces critiques, on consultera Le blogue de Joseph Facal, http://www.josephfacal.org/jai-honte (consulté le 29 juin 2009); L’action nationale, vol.XCVIII, nos9-10 (novembre-décembre 2008); Jacques Beaumier et Jean-François Vallée [dir.], Québec 2008 : des célébrations 400 fois détournées de leur sens, Québec, Éditions du Québécois, 2008.
3 Jusqu’à remercier «le Conseil des Arts du Canada, de la SODEC ainsi que le gouvernement du Québec de ne [leur] avoir accordé aucune aide par l’entremise d’un quelconque programme bidon» [page de garde].
4 Informations tirées de En collaboration, «Situationnisme», dans Jacques Demougin [dir.], Dictionnaire historique, thématique et technique des Littératures. Littératures française et étrangères. Anciennes et modernes, vol. 2, Paris, Librairie Larousse, 1986, p. 1530.