Chloé Delaume, La vanité des somnambules
Les Grands anciens
Chloé Delaume s’est imposée comme écrivaine en 2001 avec son deuxième roman, Le cri du sablier. Dans ce roman, elle raconte dans une langue qui épouse les tourments provoqués par l’événement : le meurtre de sa mère par son père et le suicide de ce dernier devant ses yeux alors qu’elle n’était âgée de dix ans. Depuis le début de sa carrière littéraire, elle adopte le pseudonyme de «Chloé Delaume» qui lui permet de se détacher, autant qu’elle le peut, des marques que le drame familial a laissées en elle. L’écrivaine est aussi, comme elle le répète dans toute son œuvre, un personnage de fiction. Elle est cette femme qui lutte contre un souvenir avec lequel on ne peut jamais vivre en paix, un souvenir lourd à porter pour une seule personne, aussi forte qu’elle puisse être. Dans La nuit je suis Buffy Summers, Delaume propose à sa lectrice[4] de devenir à son tour un personnage de fiction, titre qu’elle ne peut prendre à la légère dans le contexte. Incarner un personnage de fiction est ici un rôle grave et important.
Dans La Vanité des somnambules, Delaume discute longuement du concept de «personnage de fiction». Elle écrit dans un passage mystérieux que le personnage de fiction ne procède pas de l’imagination humaine:
Comme le titre l’indique, La nuit je suis Buffy Summers se déroule non pas dans une nouvelle de Lovecraft, mais dans l’univers de la série télévisée étasunienne Buffy the Vampire Slayer diffusée de 1997 à 2003. Delaume écrit sur son site web que son livre-jeu est en réalité une fanfiction de l’épisode dix-sept de la saison six intitulé «Normal Again»[7]. Delaume prolonge donc le scénario de cet épisode et imagine une autre aventure pour Buffy. Dans cet épisode pour le moins «lovecraftien», Buffy, qui souffre d’hallucinations, est amenée dans un hôpital psychiatrique. Son mal a été provoqué par la présence terrestre d’un démon invoqué par le Trio, un groupe de nerds de la sixième saison. La lectrice de Delaume est invitée à incarner cette Buffy Summers tourmentée et enfermée en psychiatrie. Le jeu commence ainsi: «Vous êtes parfaitement amnésique. Vous êtes une jeune femme et c’est tout» (p.10).
Les non-initiés imaginent parfois les joueurs de jeux de rôles comme des adeptes de Donjons & Dragons qui se lancent, épées et boucliers de mousse en main, vers de grandes quêtes épiques. Il existe toutefois plusieurs autres types de jeux de rôles. Créé en 1981 par Sandy Peterson, Call of Cthulhu est un système de jeu de rôles inspiré de l’univers littéraire de Lovecraft qui a connu de nombreuses rééditions dans les trente dernières années[8]. Il existe, bien sûr, plusieurs manières de jouer à Call of Cthulhu, mais en général, le «personnage joueur», comme Buffy dans la série télé, mène une existence ordinaire. Il est souvent un étudiant, un scientifique ou un bibliothécaire qui découvre peu à peu un univers vaste et dangereux caché sous le monde qu’il connaît. Chez Lovecraft comme dans le jeu Call of Cthulhu, la petitesse de l’être humain face aux horreurs secrètes est constamment réitérée. Les terreurs ancestrales du monde pèsent lourd sur les épaules de l’être humain qui les découvrent.
La lectrice de Delaume doit incarner une jeune femme qui possède comme seul équipement sa chemise de nuit d’hôpital. Disons-le, elle n’a pas d’emblée l’étoffe d’une grande héroïne: «Puisque vous êtes prête, reprenons. Vous êtes une jeune fille sale, debout» (p.11). Elle n’a pas d’armes, ni de pouvoirs magiques. Malgré son apparente faiblesse, cette jeune fille est peut-être l’Élue, la Tueuse. On apprend dès le prologue l’existence d’une Élue: «À chaque génération, soit. Son Élue, merci bien. De là à la reconnaître, mettre la main dessus; une affaire des plus déclassées» (p.8).
La fiche du personnage
Comme dans tout bon jeu de rôles, cette jeune fille est décrite par le biais de statistiques. Elle possède deux caractéristiques: l’«Habitation Corporelle» et la «Santé Mentale». L’Habitation Corporelle représente les attributs physiques de cette jeune fille: sa force, sa constitution, sa dextérité. Cette statistique sera très importante lors des combats physiques que la lectrice devra simuler par le biais de jets de dés. La deuxième caractéristique, la Santé Mentale, représente la force psychologique du personnage et sa capacité à faire face à des situations inusitées ou troublantes. Dans la culture rôliste, cette caractéristique a été popularisée par le jeu Call of Cthulhu. Le joueur doit lancer des «sanity rolls[9]» avec des dés pour déterminer sa résistance à des situations psychologiquement intenses.
La lectrice peut personnaliser sa partie de La nuit je suis Buffy Summers. Elle doit répartir quinze points entre ces deux caractéristiques. Pour ma part, j’ai opté, je le répète, pour cinq points de «Santé Mentale» et dix points d’«Habitation Corporelle» en me disant que l’important était la force physique puisque je voulais jouer le plus longtemps possible et que la folie de mon personnage serait au demeurant une expérience littéraire agréable. La narratrice, maîtresse du jeu, nous retire immédiatement des points: «Parce que le jour vous êtes à l’hôpital psychiatrique de Los Angeles, que vos veines s’y gonflent aux aiguilles, tant que la lumière est vous êtes soumise à un malus de 1, en Habitation Corporelle comme en Santé Mentale» (p.12). Avec Delaume aux commandes, la partie n’est pas gagnée d’avance.

Si les Grands Anciens de Lovecraft viennent du cosmos, les personnages de fiction chez Delaume doivent souvent leur origine à différentes séries télévisées. Dans «L’entité sentinelle Chloé Delaume», Bertrand Gervais écrit à propos de J’habite dans la télévision (2006) que l’auteure expérimente dans ce livre «la dissolution de soi dans la télévision[10]». Si l’écran est bien présent dans J’habite dans la télévision, il est en apparence absent de La nuit je suis Buffy Summers. Sans doute parce qu’il n’est plus question de spectature, la lectrice commence l’aventure à l’intérieur de l’écran. Elle a déjà été absorbée par l’écran. En ouvrant La nuit je suis Buffy Summers, la lectrice accepte sans le savoir sa propre dissolution dans la télévision. Dans le didacticiel qui accompagne le livre-jeu, Delaume précise qu’il s’agit d’une «autofiction collective». Cette autofiction collective n’est possible qu’à l’intérieur de cet espace où tous se reconnaissent, cet espace commun à tous nos contemporains, le seul: l’écran de télévision.
Buffy Summers n’est pas l’unique héroïne de télévision convoquée dans le livre-jeu. La lectrice, selon le parcours qu’elle choisit, pourra aussi rencontrer Laura Palmer de Twin Peaks, Bree Van de Kamp de Desperate Housewives, les Sœurs Halliwell de Charmed et Claire Bennet de Heroes. L’hôpital psychiatrique est le point de rencontre de tous ces personnages de fiction. Aussi célébrées soient-elles à l’extérieur de la télévision, toutes ces femmes rassemblées en ce lieu sont ici humiliées, parfois violées et violentées. En colère, W., l’amie sorcière de Buffy[11], lui confie au début de l’aventure: «Nous ne sommes plus rien, tu sais» (paragraphe 5, p.22). Dans le journal intime de Buffy, on peut lire, si on emprunte le chemin qui nous conduit vers ce passage, qu’elle y a noté: «Ils disent: tu n’es l’élue de rien» (paragraphe 7, p.25).
L’héroïne de Rien
Dans J’habite dans la télévision, Delaume est hantée par la phrase du directeur de TF1, une chaine de télévision française, qui disait vendre aux publicitaires du «temps de cerveau humain disponible». Cette idée revient à de multiples reprises dans La nuit je suis Buffy Summers. Cette phrase suppose l’existence d’un vide dans le cerveau des téléspectateurs que les annonceurs viendraient combler aves leurs messages commerciaux. Dans La nuit je suis Buffy Summers, ce sont cette fois les personnages de fiction qui sont accusés de n’être rien. Dans un passage du livre, RG, ami bibliothécaire de Buffy [12], analyse ce concept du «rien»:
Dans le paragraphe 16, que la lectrice peut découvrir par le biais de trois chemins différents, la quête de Buffy est explicitement décrite par W.:
«Tu es là, toi, maintenant. Avec nous, de notre côté»
Buffy Summers a déjà un rôle prédéfini, elle est la Tueuse, l’Élue. La lectrice n’est toutefois pas contrainte de se reconnaître comme tel. Dans un paragraphe décisif du jeu, le treizième, la lectrice peut choisir sa destinée:
Je suis un personnage de fiction. Buffy Summers est un personnage de fiction. Buffy Summers est morte d’avoir été oubliée par les hommes. Les hommes ne me connaissent même pas, comment se fait-il que je sois en vie? Allez en 34.
Je suis un personnage de fiction. Ici est mon histoire. Buffy est morte il y a longtemps; il y a une Élue à chaque génération. Je suis, c’est sûr, la nouvelle Tueuse. Il est temps de prendre en main le cours des opérations. Allez en 18 (paragraphe 13, p.33).
La lectrice, à la toute fin du livre, devra faire un autre choix d’une grande importance lorsque la narratrice s’adresse à elle en lui demandant qui raconte l’histoire qu’elle est en train de lire:
La narratrice omnisciente, puisqu’il en faut bien une c’est tombé sur ma voix et c’est sans conséquence. Allez en 58.
Le médecin qui vous raconte une histoire d’ordre interactif à vocation thérapeutique. Allez en 59 (paragraphe 57, p.109-110).
Dans le monde des personnages de fiction, la lutte n’est désormais plus celle du bien contre le mal. Il s’agit maintenant d’un combat contre le Rien qui menace encore plus profondément l’humanité: «On a viré le Mal, le Bien, on a pris le Pouvoir, on a imposé le Rien» (paragraphe 58, p.113). Le livre-jeu La nuit je suis Buffy Summers est organisé pour que la lectrice le recommence jusqu’à ce qu’elle se décide à croire en elle d’abord, puis à croire en la littérature. Dans un paragraphe difficile d’accès dans le jeu, Buffy reçoit de R.G. une dissertation d’un certain Stéphane Blandichon, diplômé de la même école qu’Harry Potter. Le sujet de son travail est: «De l’utilisation de la littérature pour conquérir le monde» (paragraphe 32, p.70). Il esquisse le plan d’aspirer magiquement le pouvoir que possèdent en eux tous les personnages de fiction afin de s’en servir pour conquérir le monde. Buffy Summers doit plutôt découvrir et apprivoiser son propre pouvoir pour se sauver elle-même. Ensuite, elle pourra se charger de venir en aide à ses amies: les autres héroïnes de fiction.

[2] La culture vidéoludique est, on le sait, plutôt misogyne. Contre la représentation souvent défavorable des femmes dans les jeux vidéo et contre un marché qui s’adresse surtout aux hommes, de nombreuses «Girl Gamer» ont lancé des blogues sur Internet où elles discutent de leur passion pour les jeux vidéo. Avec Corpus Simsi, La nuit je suis Buffy Summers et son blogue, Chloé Delaume s’inscrit à sa manière dans ce mouvement.
[3] Pour une analyse complète de la mécanique narrative des Livres dont vous êtes le héros, voir Bertrand Gervais, Récits et actions. Pour une théorie de la lecture, Longueuil, Le Préambule, coll. «L’univers des discours», 1990, pp. 279-294.
[4] Puisque La nuit je suis Buffy Summers se déroule dans un univers presqu’exclusivement féminin et que les lecteurs doivent incarner une jeune femme, le féminin s’impose aussi pour désigner les lecteurs du livre-jeu.
[5] Chloé Delaume, La vanité des somnambules, Paris, Léo Scheer, coll. «Farrago», 2002, p.10-11.
[6] Philippe Hamon, «Pour un statut sémiologique du personnage», dans Roland Barthes et al., Poétique du récit, Paris, Seuil, 1977, p.115-180.
[7] En ligne, consulté le 6 octobre 2010, http://www.chloedelaume.net/publications/la-nuit-je-suis-buffy-summers.php
[8] Le jeu lovecraftien n’est pas un courant mineur. Bien au contraire. Jonathan Lessard montre dans son article «Lovecraft, le jeu d’aventure et la peur cosmique» l’importance de Lovecraft dans les jeux vidéo d’aventure. Son analyse porte sur l’incapacité pour les systèmes de jeu à faire vivre cette peur cosmique si importante chez l’écrivain américain. Jonathan Lessard, «Lovecraft, le jeu d’aventure et la peur cosmique», Loading…, volume 4, numéro 6, 2010, en ligne, consulté le 6 octobre 2010, http://journals.sfu.ca/loading/index.php/loading/article/view/89.
[9] Sandy Peterson, Call of Cthulhu. Fantasy Role Playing Game in the Worlds of H.P. Lovecraft Third edition, Albany, Chaosium, 1986, p.28.
[10] Bertrand Gervais, «L’entité sentinelle Chloé Delaume», Salon double, en ligne, 3 mars 2009, consulté le 6 octobre 2010, http://salondouble.contemporain.info/lecture/l-entite-sentinelle-chloe-delaume.
[11] On reconnait derrière le «W.» le personnage de Willow Rosenberg de Buffy the Vampire Slayer.
[12] On reconnait derrière le «R.G.» le personnage de Rupert Giles de Buffy the Vampire Slayer.
[13] Chloé Delaume, La vanité des somnambules, Paris, Léo Scheer, coll. «Farrago», 2002, p.50. «RPG» est l’abréviation de roleplaying games. Dans les jeux de rôles, la prise de décisions est toujours cruciale. Counter-Strike est un des plus importants jeux de tir à la première personne en ligne construit à partir d’une modification du jeu commercial Half-Life. Deux équipes s’affrontent: les terroristes et les antiterroristes. Les joueurs jouent en équipe et utilisent une carte pour organiser leurs stratégies.