You go not till I set you up a glass
Where you may see the inmost part of you.
— Shakespeare, Hamlet
Un roman de l’envergure d’Infinite Jest repose sur le projet de s’opposer à la facilité de l’art divertissant, tant par sa structure narrative complexe et par les thèmes qui y sont abordés que par l’engagement que sa lecture implique. Le nombre d’heures nécessaires à la lecture de cette brique agit de façon décisive sur le lecteur, l’exposant longuement à la tristesse du sujet contemporain qui apparaît, au fil du texte, être l’un des fils reliant entre eux les nombreux personnages de l’histoire[3]. C’est pourquoi il me semble pertinent d’aborder ici ce roman qui, bien qu’ayant été publié il y a quinze ans, demeure d’une actualité criante, tant par la réflexion qu’il propose sur la culture contemporaine que par le regard critique qu’il porte sur l’écriture de fiction.
Infinite Jest se déploie en un écheveau et il est nécessaire d’en dégager les fils narratifs principaux avant de poursuivre. L’histoire se déroule dans un futur[4] où les années ne sont plus comptées en nombres, mais portent plutôt le nom de diverses compagnies ayant payé des droits pour, littéralement, passer à l’histoire. Le cœur du récit se déroule lors de The Year of the Depend Adult Undergarment[5]. Le roman contient trois trames narratives principales qui se recoupent en de nombreux chassés-croisés. La première trame concerne une académie de tennis, Enfield Tennis Academy, où étudie Hal Incandenza, un jeune surdoué à la mémoire exceptionnelle qui possède une vaste culture, en plus d’être dépendant à la marijuana. La deuxième trame expose la vie des pensionnaires d’un centre de réhabilitation pour drogués et alcooliques, Ennet House, qui se trouve en bas de la colline où est située l’académie Enfield. Don Gately, un ex-toxicomane travaillant pour le centre, occupe une place importante dans cette partie. Finalement, une troisième trame met en scène Marathe, un membre des Assassins des Fauteuils Rollents, ce groupe de terroristes québécois souhaitant que le Québec se sépare de l’ONAN[6] (Organization of North American Nations), c’est-à-dire l’union politique du Canada, des États-Unis et du Mexique. Il faut préciser que ces trois trames principales sont accompagnées de nombreuses scènes secondaires où l’on rencontre divers personnages qui ne participent pas de façon directe à l’intrigue. D’ailleurs, l’emploi du terme «intrigue» ne rend pas justice à la logique qui prévaut dans Infinite Jest, où l’enjeu lectural ne se situe pas tant dans la découverte d’un dénouement que dans l’exploration d’une expérience collective du réel, de la tristesse de ce réel et des personnages qui l’habitent.
Il est évident qu’un commentaire de quelques pages ne peut suffire à donner ne serait-ce qu’une idée générale d’Infinite Jest. Il me semble néanmoins important de discuter, même brièvement, la façon dont DFW pose la question de l’empathie et de la place qu’elle devrait occuper dans le travail du romancier contemporain. Pour le dire sans détour, l’écrivain reproche à son époque de favoriser un rapport individualiste à la réalité, renforçant le penchant naturel qu’aurait l’individu à se considérer comme étant le centre du monde. L’empathie est décrite par DFW comme étant cette capacité, cet effort que l’humain peut et doit fournir, afin de se décentrer et de pouvoir ainsi accéder à l’autre. Cet effort, cette volonté de penser le monde à partir de l’autre est, pour DFW, la vraie liberté, et il en fait un projet d’écriture: «The really important kind of freedom involves attention, and awareness, and discipline, and effort, and being able truly to care about other people and to sacrifice for them, over and over, in myriad petty little unsexy ways, every day. This is real freedom[7].» On le comprend, cette liberté évoquée par DFW implique un rejet du culte du moi et de l’égocentrisme qui régissent à bien des égards les rapports sociaux de notre époque. En ce sens, ses propos rejoignent la thèse défendue par Christopher Lasch dans The Culture of Narcissism: American Life in an Age of Diminishing Expectations, à savoir que l’individu contemporain, en se repliant toujours plus sur soi-même, devient inapte à conférer un sens à son existence, qu’il appréhende le plus souvent avec anxiété: «The new narcissist is haunted not by guilt but by anxiety. He seeks not to inflict his own certainties on others but to find a meaning in life. Liberated from the superstitions of the past, he doubts even the reality of his own existence[8].»
Cette conception de l’empathie, transposée dans l’écriture romanesque, se traduit en un effort soutenu pour cerner la singularité des différents maux qui affligent les sujets contemporains: les angoisses liées aux pressions sociales, la consommation de drogue vécue comme moyen d’échapper à la vie immédiate en altérant un réel perçu comme étant l’insupportable même, sans oublier ces dépressions s’enracinant dans la banalité du quotidien, dévoilant ce que ce mal-être a de plus troublant, c’est-à-dire le fait qu’il soit incontournable. Cette attention soutenue, ce regard qui s’efforce de comprendre la souffrance de façon littérale et empathique, sans ironie ou cynisme, est pour DFW un authentique projet d’écriture romanesque. Il s’oppose par exemple à l’écriture de Bret Easton Ellis, à qui il reproche de seulement dépeindre la noirceur du monde dans lequel on vit, sans toutefois chercher à proposer des possibilités de rendre le monde habitable. C’est ce qu’il déplore du célébrissime et controversé roman de Bret Easton Ellis, American Psycho (1993):
Être humain, dans Infinite Jest, c’est être l’arène où combattent, bien souvent jusqu’à la mort—par suicide, évidemment—, le désespoir et l’envie d’échapper à une condition jugée insupportable. En ce sens, il est juste de dire que ce roman propose une vision tragique du monde; l’emprunt du syntagme «Infinite Jest» au Hamlet de Shakespeare invite à suivre cette piste dès le titre[13]. Cette affirmation mérite tout de même d’être nuancée; il y a une indéniable part de grotesque aux scènes tragiques, dans Infinite Jest, grotesque qui ne peut qu’entraîner le malaise du lecteur. Il suffit de penser au suicide du père Incandenza qui, bien que tragique, n’échappe pas au grotesque, celui-ci se donnant la mort en se faisant cuire la tête dans le four à micro-ondes. Il est difficile d’évoquer cette coprésence du grotesque et du tragique sans mentionner Schopenhauer, qui affirme, dans Le monde comme volonté et comme représentation, qu’il s’agit là du propre de l’existence humaine:
She took an even deeper breath. She was attempting to communicate boredom or irritation. ‘I took a hundred-ten Parnate, about thirty Lithonate capsules, some old Zoloft. I took everything I had in the world. (p.70)
Cette idée d’un divertissement qui provoque un plaisir mortel gagne à être mise en parallèle avec la solitude du sujet contemporain. DFW semble vouloir proposer, par de nombreuses scènes, que la relation de l’individu à ce qu’il considère être la liberté soit totalement erronée, puisque ce que l’individu contemporain choisit, c’est toujours le plaisir, sous diverses formes. Les expériences des drogués, des alcooliques et des citoyens friands de télévision, en ce sens, peuvent être pensées conjointement en tant que sources de plaisir opérant une médiation entre le sujet et le monde, ajoutant une enveloppe (faussement) protectrice entre sa personne et ce qui s’offre à lui. Ce qui est important de souligner, c’est que ces différentes sources de plaisir sont traitées dans le texte comme autant de formes d’aliénation. Ainsi, la scène où Marathe, membre des Assassins des Fauteuils Rollents, discute du libre arbitre avec Steeply, un représentant des services secrets américains, montre bien que la notion de choix pose problème dans la mesure où les citoyens n’ont pas les moyens de choisir de façon éclairée, si bien que la possibilité de mourir de plaisir, pour plusieurs, constitue sans doute un sort enviable:
C’est dans cette représentation du divertissement, au cœur d’une œuvre qui s’efforce de confronter le lecteur à la tristesse de la vie contemporaine, qu’il faut voir l’effort de l’auteur à susciter l’empathie de celui-ci. Si la télévision, comme le propose DFW, conforte l’illusion que nous ne sommes pas seuls, Infinite Jest cherche au contraire à lever le voile sur cette solitude. Il y aurait, dans l’expérience de lecture que propose DFW, quelque chose qui relève du sevrage, et donc de la douleur. Ce sevrage, on l’aura compris, concerne l’illusion médiatique du bonheur socialement partagé. Celui-ci a une valeur positive, car il implique une forme de renouement avec la réalité immédiate, le refus de l’illusion de ce monde «100% plaisir» de l’écran qui, précisément, fait écran devant le tragique de l’existence. Tragique qui, pour DFW comme pour Pier-Paolo Pasolini, réside dans l’amenuisement des rapports humains, et même, peut-être, dans leur simple disparition: «Je tiens simplement à ce que tu regardes autour de toi et prennes conscience de la tragédie. Et quelle est-elle, la tragédie? La tragédie, c’est qu’il n’existe plus d’êtres humains; on ne voit plus que de singuliers engins qui se lancent les uns contre les autres[17].»
[1] L’entrevue, qui a eu lieu le 11 avril 1996, est disponible en ligne: http://www.kcrw.com/media-player/mediaPlayer2.html?type=audio&id=bw96041... (site consulté le 21 novembre 2010).
[2] Pour en connaître davantage sur cette réflexion que propose David Foster Wallace à propos de la télévision et des divertissements, on consultera à profit l’entretien de l’auteur avec Larry McCaffery, «A conversation with David Foster Wallace», En ligne: http://www.dalkeyarchive.com/book/?GCOI=15647100621780 (site consulté le 21 novembre 2010).
[3] Dans une entrevue accordée à la revue Stim, l’auteur affirme sans détour avoir voulu écrire à propos de ce qu’il y a de triste dans l’Amérique contemporaine: «I wanted to do something sad. I think it's a very sad time in America and it has something to do with entertainment. It's not TV's fault, It's not [Hollywood's] fault and it's not the Net's fault. It's our fault. We're choosing this.» cf. Valerie Stivers, «Interview with David Foster Wallace», Stim, Mai 1996, En ligne: http://www.stim.com/Stim-x/0596May/Verbal/dfwtalk.html (site consulté le 25 novembre 2010).
[4] Ce futur étant celui du temps de l’écriture, soit 1996, la lecture d’Infinite Jest s’avère d’autant plus intéressante en 2010 qu’elle met en scène une certaine idée de ce qu’aurait pu être notre époque. Quelques rares indices, dans le texte, permettent de reconstituer la chronologie et de situer l’action du roman à la fin de la première décennie du 21e siècle. Stephen Burn, dans son livre sur Infinite Jest, reconstitue savamment la chronologie du roman en affirmant, preuves à l’appui, que l’action s’y termine en 2010, nommée non sans ironie The Year of the Glad. cf. Stephen Burn, Infinite Jest, A Reader’s Guide, New York/London, Continuum Contemporaries, 2003, 96 p.
[5] Pour le plaisir, voici les noms des autres années mentionnées dans le texte: (1) Year of the Whopper, (2) Year of the Tucks Medicated Pad, (3) Year of the Trial-Size Dove Bar, (4) Year of the Perdue Wonderchicken, (5) Year of the Whisper-Quiet Maytag Dishmaster, (6) Year of the Yushityu 2007 Mimetic-Resolution-Cartridge-View TP Systems For Home, Office, Or Mobile, (7) Year of Dairy Products from the American Heartland, (8) Year of the Depend Adult Undergarment, (9) Year of Glad.
[6] Remarquons au passage que cet acronyme permet à l’auteur de faire un jeu de mots savoureux, en désignant les citoyens de l’ONAN comme étant des onanistes. Ce détail est important puisqu’il témoigne de la condition des personnages du roman, le plus souvent préoccupés bien davantage par leur propre plaisir que par celui des autres.
[7] David Foster Wallace, This is Water, Some Thoughts, Delivered on a Significant Occasion, about Living a Compassionate Life, New York/Boston/London, Little, Brown and Company, 2009, p.120. Une version de ce texte sensiblement différente est disponible en ligne: http://www.guardian.co.uk/books/2008/sep/20/fiction (site consulté le 21 novembre 2010).
[8] Christopher Lasch, The Culture of Narcissism: American Life in An Age of Diminishing Expectations, New York/London, W.W. Norton & Company, 1991 [1979], p.VXI.
[9] Larry McCaffery, «A Conversation with David Foster Wallace», En ligne: http://www.dalkeyarchive.com/book/?fa=customcontent&GCOI=15647100621780&... (site consulté le 21 novembre 2010).
[10] D’ailleurs, son roman The Corrections, récipiendaire du National Book Award en 2001, partage avec Infinite Jest ce projet d’une littérature empathique s’évertuant à comprendre les malaises des sujets contemporains. Une lecture comparative de ces deux romans permettrait sans doute de saisir à quel point les projets romanesques de Franzen et de Foster Wallace ont beaucoup en commun.
[11] Larry McCaffery, Op. cit.
[12] Peter Sloterdijk, Bulles. Sphères 1, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Paris, Hachette Littératures (coll. Pluriel Philosophie), 2002 [1998], p. 59.
[13] Cette allusion invite à penser Infinite Jest en termes tragiques, d’abord parce qu’Hamlet est une tragédie, mais surtout parce que le passage évoqué traite de la mort, de la relation à l’autre et de l’empathie, thèmes centraux du roman de DFW. Il s’agit d’une référence à la scène du fossoyeur (Acte V, scène I), alors qu’Hamlet découvre le crâne de Yorick, l’ancien fou du roi, et exprime l’horreur qu’il ressent devant la mort de cet être qui lui était cher: «Let me see. [He takes the skull]. Alas, poor Yorick! I knew him, Horatio—a fellow of infinite jest, of most excellent fancy. He hath borne me on his back a thousand times, and now how abhorred in my imagination it is! My gorge rises at it.» cf. Shakespeare, Hamlet, Paris, GF-Flammarion (coll. Bilingue), 1995, p.370.
[14] Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, traduit de l’allemand par A. Burdeau, édition revue et corrigée par Richard Roos, Paris, Quadrige/PUF, 2008, p. 404.
[15] Guy Debord, La société de spectacle, Paris, Gallimard (coll. Folio), 1992 [1967], p.15.
[16] Valerie Stivers, Op. cit..
[17] Pier-Paolo Pasolini, Contre la télévision et autres textes sur la politique et la société, Besançon, Les Solitaires intempestifs, p.93, cité dans Georges Didi-Huberman, Survivances des lucioles, Paris, Les Éditions de Minuit (coll. Paradoxe), 2009, p.25.