Greffe de cerveau: à propos de « Who Is Julia? » (1986)

Les cerveaux sont souvent au coeur d’expériences de pensée mémorables, comme le montreront sans doute de futurs billets de ce blogue. On peut notamment expliquer cette présence soutenue par leur emploi fréquent dans une branche — la philosophie de l’esprit — qui étudie justement la conscience et les propriétés mentales.

Ces expériences impliquent le plus souvent des questionnements d’ordre identitaire: soit par rapport à une seule personne (quand un individu se demande s’il existe vraiment ou s’il n’est qu’un cerveau dans une cuve, par exemple), soit par rapport à plusieurs (après une greffe, en particulier).

C’est à ce dernier groupe que se rattache l’étonnant téléfilm Who is Julia? (1986). Très peu connu, il a été diffusé quelques fois à la télévision américaine et n’a jamais reçu (à ma connaissance) de diffusion sur VHS ou DVD. Il a été inspiré par un roman de Barbara S. Harris. On peut le trouver sur YouTube, téléchargé en sept parties; en voici la première:

L’image est de qualité moyenne (comme en témoignent les captures d’écran incluses plus bas), mais puisque le film est autrement introuvable, YouTube demeure la meilleure option. Son intrigue est remplie d’interrogations identitaires intéressantes. Je lui ai consacré une portion du troisième chapitre de mon Imaginaire de la greffe (pages 90 à 93), et j’ai été ravi de constater que Louis Cornellier s’était principalement servi de cet exemple dans la recension qu’il lui a consacré. (Et un peu surpris: en ce qui a trait aux productions culturelles abordées dans le livre, c’est seulement one of many, comme on dit.)

L'anévrisme de Mary Frances

Un accident sert de catalyseur: afin d’éviter qu’un garçon se fasse frapper par un camion, une conductrice nommée Julia sort de son automobile et se jette sur lui, mais c’est elle qui est heurtée par le poids lourd; elle ne meurt pas mais son corps est complètement déchiqueté. Mary Frances, la mère du garçon, est témoin de l’événement et subit un anévrisme: elle meurt sur le coup.

Une greffe de cerveau

Nous nous retrouvons donc avec deux femmes qui ont subi des sorts inverses: le corps de Julia est détruit, mais son cerveau vit encore; le corps de Mary Frances est intact, mais son cerveau est mort. Afin de sauver au moins une vie, les médecins envisageant une chirurgie d’une redoutable complexité: on greffera le cerveau de Julia dans le corps de Mary Frances.

C’est une opération délicate à bien des égards. D’un point de vue médical, bien sûr, mais au moins autant sur le plan identitaire. Comment appellera-t-on la femme qui continuera à vivre? Elle aura les traits de Mary Frances (ce qui tourmentera considérablement son mari); ses souvenirs et ses pensées seront cependant celles de Julia.

Une réadaptation difficile...

Entre l’intérieur et l’extérieur, le téléfilm tranche pour l’intériorité: on appellera «Julia» la femme qui possède le corps de Mary Frances, mais le cerveau, la personnalité et la mémoire de la Julia originelle. Sans multiplier les nuances, le film montre assez bien l’impact de la chirurgie sur les proches des deux femmes, qui interagissent difficilement avec la greffée.

Il y a quelque temps, j’ai terminé la lecture — puis la rédaction d’un compte rendu — du roman Corps désirable (2015) de Hubert Haddad, dont certains passages m’ont fait penser à Who is Julia? Dans la mesure où il s’inspire du véritable chirurgien italien Sergio Canavero, qui a l’intention de réaliser la greffe d’une tête dans un futur proche, le livre fait partie d’une nouvelle «vague» de romans réalistes sur la greffe, dans laquelle on peut également inclure l’excellent Réparer les vivants (2014) de Maylis de Kerangal (dont j’ai parlé ici).

Corps désirable roman raconte la greffe d’une tête — celle de Cédric Erg sur le corps d’un mort, après un accident subi par le premier. C’est encore une fois l’intériorité et la personnalité (ici une tête, et non un «simple» cerveau) qui permet de l’identifier. La chirurgie lance d’ailleurs le greffé dans une quête puissamment identitaire: il a parfois l’impression de n’être plus tout à fait lui-même, d’être habité par le propriétaire originel du corps (on peut parler de l’impression d’avoir un greffon rebelle); d’autre part, un tatouage sur ce corps lui sert d’indice dans une enquête visant à découvrir l’identité du donneur.

De telles histoires rappellent celle du bateau de Thésée, qui implique une rapport complexe entre le même et l’autre.

À propos de Professeur S.

Professeur de philosophie au Collège Ahuntsic (à Montréal) et chercheur régulier à FIGURA. Ses recherches portent notamment sur le recyclage culturel, le posthumanisme (surtout la greffe) et le travail identitaire. Il aime lire et écrire. Vous pouvez le rejoindre à l'adresse suivante: professeur_s@hotmail.com. Sur Twitter: @professeur_s
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