Conclusion

Somehow, things happen, and if you spend most of your life sitting at a table staring at blank sheets of paper, they happen fast1.

 

Chris Ware

 

Cet essai, tel un immeuble, rassemble un certain nombre de pièces concomitantes que nous avons traversées successivement. La visite, guidée par un agent empressé mais peu expérimenté, aura exalté les particularités de chaque pièce; au détriment toutefois des passages – corridors, portes condamnées – les reliant. Afin d’y voir plus clair, asseyons-nous à la terrasse et reconsidérons les éléments esthétiques et structurels qui font de ces pièces un appartement cohérent et – espérons-le – fonctionnel. Ce faisant, profitons de la vue du quartier pour nous consoler des quelques vices cachés que nous y découvrirons.

 

Les figures du labyrinthe et du palais de mémoire peuvent toutes deux être invoquées pour décrire la bande dessinée. Son système reposant sur des principes assez généraux pour lui permettre de réinventer son architecture d’un ouvrage à l’autre, la bande dessinée a le pouvoir de placer le lecteur devant une énigme formelle où même le sens de la lecture – s'il y en a un – doit être inféré. Elle se présente alors comme un labyrinthe à résoudre.

 

Il a été établi que toute page de bande dessinée, organisant des lieux, constituait une architecture. Or, cette architecture n’est pas que spatiale; son articulation est également temporelle et narrative. Cette dualité rapproche dès lors le médium du palais de mémoire et de la mnémotechnique antique. En déployant un temps dans des lieux, la bande dessinée s’inscrit malgré elle dans un héritage mémoriel hautement significatif. Labyrinthe, palais de mémoire ou, parfois, successivement l’un et l’autre, la page de bande dessinée peut littéralement s’articuler à partir des processus de la mémoire et de l’oubli.

 

Les quatre œuvres analysées de Chris Ware permettent de cerner des procédés récurrents qui renforcent la valeur de lieu de certains éléments de la page. D’un point de vue spatio-topique, l’isolement d’une case de la page (par sa taille, sa couleur, ses marges, etc.) permet de l’imposer comme lieu de la lecture – a fortiori lorsqu’elle s’extrait de la séquence narrative. L’incrustation, dont nous trouvons des exemples dans chaque ouvrage de Ware, exacerbe encore davantage l’influence spatiale de l’image englobante sur le récit qu’elle contient. Dans Quimby the Mouse et Building Stories, des figures architecturales occupent de larges vignettes englobantes, offrant des exemples probants de la perméabilité entre figure et structure en bande dessinée.

 

La mémoire est au cœur du travail de Ware. Elle y est à la fois problématique et rédemptrice. Parfois, elle est offerte au lecteur, mais pas aux personnages : c’est le cas dans Jimmy Corrigan, où l’histoire ne circule pas de père en fils, ainsi que dans Lint, alors que le personnage principal s’avère étranger à lui-même. Building Stories, qui constitue sans doute l’ouvrage le plus complet sur les mécanismes mnésiques, donne voix à une narratrice consciente des limites de sa propre mémoire, et n’en sachant guère moins que le lecteur. Comme dans Quimby the Mouse, l’usage de différents thèmes de mise en page permet de discerner différents processus narratifs – et, par extension, cognitifs – et de les tresser à travers l’ouvrage. Ainsi trouvons-nous certains exemples de mise en espace des processus mémoriels décrits par Daniel L. Schacter.

 

C’est à dessein que notre visite s’est terminée avec les deux ouvrages plus récents de Chris Ware. Ils constituent le corpus le plus prometteur pour l’analyse d’une subjectivité structurante en bande dessinée. Malheureusement, cette étude me semble condamnée à la désuétude – c’est sans doute, dans une certaine mesure du moins, le sort de tout travail portant sur un auteur bien vivant et prolifique. Néanmoins, s’il fallait que ce mémoire serve à d’autres recherches, je souhaiterais qu’il joue le rôle d’une ouverture. Les théories que j’ai invoquées étaient en quelque sorte taillées sur mesure pour étudier le travail de Ware. Le Système de Groensteen s’avérerait sans doute insuffisant pour étudier les « Joyce » de la bande dessinée contemporaine. Le trait, la texture, la matérialité du livre sont autant d’éléments qui ont été négligés au profit d’une vision architecturale de la bande dessinée. De même, les théories cognitives invoquées paraîtraient sans doute sommaires, voire inexactes, aux spécialistes du domaine. Considérons-les comme des lieux de passage; et non comme des fondations.

 

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La bande dessinée demeure prisonnière de ses propres cases. On tend encore à la décrire d’après ses symboles-type (bulle, vignette) plutôt que d’après son articulation propre. J’ai voulu défendre ici que la bande dessinée gagne à être étudiée comme un ensemble de potentialités plutôt que comme un ensemble de codes. Si elle a renouvelé sa forme, la bande dessinée contemporaine a également su proposer une nouvelle façon de voir le monde, de témoigner de l’histoire et d’écrire l’intime. Les ouvrages-phare que sont Maus, Funhome ou Footnotes in Gaza ont montré, par des témoignages autobiographiques édifiants, que le dessin narratif permettait l’expression complexe d’un rapport au monde. Comme le roman, qui a connu le chamboulement de la métafiction postmoderne, la bande dessinée a reconquis sa matière expressive par l’autoréflexion. Une maturité nouvelle la ramène vers la fiction, au sens fort du terme. À présent, il importe de considérer la bande dessinée non seulement comme un système de signes, auto-référent ou non, mais également comme le support d’un imaginaire, d’un « rapport au monde, [d’une] confrontation au réel2 ».

 

La théorie de la bande dessinée doit gérer un médium idiosyncratique pourtant parsemé de codes rigides et convenus. Cette situation inconfortable la force à se réinventer constamment, pour le meilleur et pour le pire. Son avenir me semble résider dans une approche non pas structuraliste mais pragmatique, fournissant des outils à l’analyste plutôt que des modèles abstraits. Il reste à bâtir une véritable manière de parler de la bande dessinée qui rende justice au plus grand nombre d’œuvres possible : le Système de Groensteen me paraît un pas important en ce sens. Les lieux de la bande dessinée sont en constante évolution. Aussi le théoricien devrait-il adopter l’attitude d’un arpenteur, d’un géographe – et non celle d’un architecte –, cela afin de mieux saisir la tectonique de ce médium et les continents qu’il promet.