L’architecture d’une vie

Si la question architecturale est restée centrale dans l’analyse de Building Stories, elle a un peu été mise de côté dans l’étude de Lint. Pour conclure, il importe à présent de questionner le déploiement spatial de Lint, ainsi que son importance dans la projection subjective du récit.

 

Plus que dans tout autre ouvrage, Ware, choisit une mise en page des plus libres. Malgré l’usage constant de vignettes rectangulaires, ces dernières sont rarement organisées dans des multicadres récurrents, voire simplement symétriques. Dans un thème aussi libre, les variations permises donnent le vertige. Ainsi retrouve-t-on de multiples procédés utilisés dans les ouvrages précédents de Ware, de la mise en page multiple à la case centrale dominante. Les pages de Lint s’avèrent rarement remarquables en soi. Leur composition, bien que sans ambiguïté, évoque davantage le labyrinthe que le palais de mémoire. Parmi cette diversité, la symétrie (qui naît des comparaisons inter-paginales, au sein d’une double page ou par superposition, comme c’est le cas avec le procédé des transparents) et la régularité font office de modulations. Si la narration s’avère incapable de relier entre eux les épisodes séparés par les pages, la mise en page cristallise parfois certaines résonnances.

 

Au final, la seule structure qui impose implacablement son rythme au récit est le livre lui-même. En effet, les bordures de la page demeurent infranchissables : aucune image ne chevauche une double page, aucune ligne de texte ne jette un pont d’une page à l’autre.

 

Nous avons vu que Building Stories épouse, par sa collection de livrets, les mémoires éparses d’une femme dans la cinquantaine. L’architecture de Lint, simplement, cruellement, est celle du codex. Son rythme est celui de ses pages, séparées mais coprésentes. Si chaque page constitue l’archive d’un moment, le livre lui-même rassemble entre ses couvertures une vie entière. Jordan Lint est son propre livre – un livre dense, court, effréné. En témoignent ces derniers mots, abandonnés au moment de sa mort, en troisième de couverture, qui transpercent le carton pour apparaître au dos de l’ouvrage : « am am » (du verbe to be, formant en transparence « ma ma »).

 

Avec Lint, Ware montre que toute architecture, diégétique ou non, peut constituer un espace signifiant où se déploie une vision du monde. Dans Jimmy Corrigan, le palais d’exposition condensait l’enfance de James; le livre de Lint joue le même rôle pour la vie entière de son personnage.