L’amorce de la lecture en hypertexte de fiction : contamination paratextuelle dans "Écran Total" d’Alain Salvatore

Author·s: 
Referent e-journal: 

Le discours théorique relatif à l’hypertexte de fiction a rapidement émis le constat que cette forme d’écriture met à mal l’expérience de lecture inhérente au texte imprimé. Suivant Michael Joyce, qui affirmait déjà dans Afternoon 1 la possibilité d’un nouveau régime de lecture où la notion de clôture du récit n’est pas un fait textuel mais est plutôt relié à l’expérience de lecture, la plupart des théoriciens s’entendent pour affirmer l’ouverture de l’hypertexte de fiction et la lecture active que cela induit. Bien que l’on convoque souvent les concepts de lecture labyrinthique, de non-linéarité et de lecture active avec justesse, il apparaît clair que certaines problématiques étroitement liées à la lecture de l’hypertexte constituent un terrain vierge qui reste à être investi par la théorie. C’est le cas selon nous de l’ensemble du discours qui encadre l’œuvre et en oriente la lecture avant même qu’elle soit amorcée; le paratexte, pour parler dans les termes de Genette 2. En effet, les diverses incarnations du paratexte d’un hypertexte de fiction soulèvent plusieurs interrogations et semblent en décalage par rapport aux fonctions paratextuelles identifiées par Genette. D’abord, il apparaît que l’hypertexte, par le caractère abstrait de son mode de lecture s’opposant à la concrétude du papier matérialisé dans l’espace réel du lecteur, rend poreuse la frontière que Genette établit entre texte et paratexte. Il suffit d’avoir à l’esprit la racine étymologique du néologisme forgé par le critique pour s’assurer de l’importance qu’il accorde au fait que le paratexte, c’est ce qui est à côté du texte. Nous verrons, à l’aide d’Écran total d’Alain Salvatore, que cette frontière établie par Genette entre texte et paratexte perd de son étanchéité dans le cas de l’hypertexte de fiction. Guidé par l’hypothèse de départ selon laquelle le paratexte joue un rôle primordial à la fois dans l’incorporation du lecteur au sein de la fiction hypertextuelle et dans l’élaboration de cette lecture labyrinthique qui démarque celle-ci des autres catégories d’objets narratifs, nous tenterons de relever quelques modalités d’interactions entre le paratexte auctorial et l’hypertexte afin d’en dégager les conséquences au niveau de l’acte de lecture.

 

Le paratexte est généralement considéré comme étant le discours qui entoure le texte : il se situe à l’extérieur de celui-ci. Il existe une frontière théorique bien établie entre texte et paratexte et le lien qui unit ces deux entités serait avant tout d’ordre stratégique : une des principales fonctions du paratexte étant selon Genette d’orienter la lecture du texte proprement dit. Il affirme à ce propos que le paratexte est « […] une zone non seulement de transition, mais de transaction : lieu privilégié d’une pragmatique et d’une stratégie, d’une action sur le public au service, bien ou mal compris et accompli, d’un meilleur accueil du texte et d’une lecture plus pertinente – plus pertinente, s’entend, aux yeux de l’auteur et de ses alliés. » (Genette, 1987). À partir de l’exemple d’Écran Total, il s’agira de montrer comment, dans le contexte de l’hypertexte de fiction, le paratexte se voit conférer un rôle nouveau quant à l’orientation du lecteur au sein de l’œuvre. En effet, si un texte imprimé ne nécessite pas de support paratextuel pour inviter le lecteur à parcourir le récit de la première à la dernière page, il semble que le paratexte devienne un lieu où se multiplient les portes d’entrées dans la fiction et du coup, les façons de le lire. En ce sens, le paratexte de l’hyperfiction ne travaillerait pas seulement à modeler l’horizon d’attente du lecteur, il agirait aussi d’une manière concrète en déterminant le point d’amorce d’où débutera la lecture. Bien plus, il semble que le paratexte devienne un des outils essentiels à la mise en place du caractère labyrinthique de la fiction hypertextuelle. Nous examinerons maintenant l’appareil paratextuel d’Écran Total afin de démontrer la part active de celui-ci dans l’amorce de l’acte de lecture.

 

? Hypertexte ou l’établissement d’une filiation

 

Le paratexte d’Écran Total n’est pas en rupture complète avec les fonctions dégagées par Genette. Au contraire, la section ? Hypertexte déploie une stratégie pragmatique tout à fait conforme à celles que l’on retrouve dans le paratexte imprimé. En effet, Salvatore établit une filiation entre Écran Total et certains proto-hypertextes marquants, stratégie que l’on rencontre par ailleurs régulièrement dans les hypertextes de fiction. Tout se passe comme si, avant de rompre avec le texte imprimé et ce qu’il nomme les « impasses du papier », l’auteur désirait situer sa démarche à la suite d’une recherche esthétique qui a été amorcée par des auteurs bien établis. C’est dire à quel point l’hypertexte de fiction engage un dialogue avec le texte imprimé qui oscille entre la filiation et la rupture. Voici un exemple éloquent :

Autant le dire tout de suite, ce qui m’a incité à faire d’Écran Total une œuvre hypertextuelle, c’est le désir d’égarement, plutôt que la recherche du repère. Un labyrinthe plutôt qu’une table des matières. Et justement : au moment où l’Internet a commencé à devenir accessible, je travaillais à un cours de littérature comparée, sur le thème de L’écriture du labyrinthe, avec au programme des œuvres comme L’aleph de Borges, L’emploi du temps de Butor, et Le château de Kafka. Sublime programme. En cette subtile compagnie, pris d’un désir mimétique – que je trouve avec le recul un peu naïf – je n’ai pas tardé à désirer créer un autre labyrinthe, et l’Internet m’a semblé le support adéquat pour une telle écriture, au-delà des impasses du papier.3

Ce passage appelle plusieurs remarques. D’abord, l’auteur d’hypertexte de fiction tend à légitimer sa pratique d’écriture en évoquant des textes imprimés dont personne ne met la valeur en doute. Ces textes ont tous en commun cette forme dite labyrinthique qui permet de les qualifier de proto-hypertextes. Dans un deuxième mouvement, il affirme que le papier n’est pas le support adéquat pour ce type de littérature, sous-entendant que les maîtres évoqués peuvent, ou plutôt doivent être dépassés par l’hypertexte. Selon ce raisonnement, l’hypertexte devient le support idéal à ce type de fiction, facilitant la mise en place de stratégies textuelles visant la fragmentation du texte, notamment en permettant la navigation d’un fragment à l’autre. À l’inverse du codex, qui, par sa forme, induit la lecture linéaire du texte, le support hypertextuel permet une lecture de l’errance en offrant au lecteur plusieurs parcours possibles. Lisons la suite :

Quelle impasse pour quel papier ? Pour faire vite : une écriture, si labyrinthique soit-elle, est toujours amortie par la linéarité de la lecture. Et si l’on rôde dans un labyrinthe, c’est selon le parcours programmé d’un écrivain : le fil d’une Ariane dont les intentions ne seraient pas forcément bienveillantes… Mes intentions n’étaient pas non plus particulièrement bienveillantes, mais elles étaient explicitées par le support hypertextuel, qui induit à l’égarement du lecteur de façon presque immédiate. 4

Ainsi, si cette partie de l’appareillage préfaciel n’ouvre pas de portes sur Écran Total, il faut dire qu’elle met les cartes sur table à propos de la fiction à venir : le lecteur connaît les intentions de l’auteur et sait que celui-ci misera sur les particularités du support hypertextuel pour parvenir à ses fins. Voyons maintenant comment le paratexte contribue à cet égarement immédiat du lecteur revendiqué par l’auteur.

 

La disparition (mode d’emploi pour Écran Total)

 

C’est avec cette partie du paratexte que nous pouvons aborder la problématique qui nous intéresse, c’est-à-dire le fonctionnement des dispositifs d’amorce de la lecture mis en place au sein même du  discours paratextuel. Se présentant comme un mode d’emploi, cette page est en fait déterminante quant à l’ordre de lecture des fragments que le lecteur rencontrera dans Écran Total.  La première des entrées offertes au lecteur est une table des matières contenant trente-cinq hyperliens. Dès le départ, le lecteur rétif pourrait croire avoir devant lui la totalité des fragments et être tenté de les lire dans l’ordre. Malheureusement pour lui, l’auteur sournois a pris soin de brouiller les cartes et la table des matières offre un éventail beaucoup plus thématique qu’ordonné selon une chronologie du récit. Par ailleurs, en naviguant dans Écran Total, on se rend compte que cette table est loin d’épuiser l’ensemble des fragments de l’hypertexte. En effet, celle-ci ne présente que trente-cinq des cinquante-deux fragments de l’œuvre. Remarquons ici que le rôle traditionnel de la table des matières subit un renversement : plutôt que d’avoir une fonction d’orientation et de repérage au sein du texte, elle contribue, par ses fausses pistes et par l’omission volontaire de certains fragments, à cette labyrinthisation du récit que revendique l’auteur. Cette subversion trouve son efficacité dans le caractère immatériel du texte à l’écran : en effet, alors qu’un livre imprimé agence nécessairement ses fragments selon un ordre qui est concret, matériel, les diverses parties d’un hypertexte de fiction n’ont aucun ordre induit par le support qui les rend possible. Au contraire, celles-ci flottent dans un non-lieu, simples potentialités pouvant être actualisées par le curseur du lecteur. Une autre caractéristique de la table des matières hypertextuelle doit retenir notre attention : contrairement à la table des matières traditionnelle, elle n’occupe pas une fonction de repérage au sein du texte grâce à la pagination. En l’utilisant, c’est-à-dire en activant un des hyperliens, le lecteur se retrouve instantanément au cœur de la fiction. Du paratexte au texte, la frontière ne tient plus qu’à un simple hyperlien.

 

La deuxième option qui s’offre au lecteur de ce mode d’emploi d’Écran total est un hyperlien qui s’intitule commencement. En l’activant, le lecteur accède à la description d’une émission télévisée qui se situe en quelque sorte à côté de l’histoire principale, c’est-à-dire celle de Palerno, sociologue spécialisé en communication. Ainsi, comme le laissent entrevoir les prétentions labyrinthiques de l’auteur, une hyperfiction comme Écran Total ne possède ni incipit, ni clôture qui soit définie. Plus précisément, l’acte de lecture a nécessairement un début et une fin, mais il n’existe aucun marqueur textuel susceptible de conférer à un fragment une valeur introductive ou conclusive. L’hyperlien intitulé commencement semble référer davantage à un commencement de l’acte de lecture qu’à l’introduction du récit proprement dit. À ce propos, il faut préciser que l’ensemble des fragments débute in medias res, sans mise en contexte et surtout, sans repères temporaux précis. Ces deux mécanismes d’écriture assurent la confusion visée par l’auteur et facilitent la multiplication des entrées en fiction.

 

Un autre portail offert au lecteur est « un ‘Avant-propos’, parodie d’un de nos grands classiques du XVIIIème ». Cet avertissement au lecteur est intéressant d’abord par ses visées ironiques en regard du texte imprimé, mais aussi à cause des stratégies d’entrée en fiction qu’il déploie. Avec cet avant-propos, Salvatore crée une tension entre la fonction traditionnelle du paratexte et ses nouvelles possibilités liées à l’hypertexte. De fait, cet avertissement au lecteur est entièrement rédigé en hypertexte, c’est-à-dire que le discours est divisé en plusieurs dizaines de fragments qui, s’ils sont activés, plongent le lecteur au cœur d’Écran Total.  En surface de cette multiplication des entrées en fiction, de cette volonté de désorienter le lecteur, nous retrouvons un discours qui se veut explicatif et qui pastiche les préfaces du roman épistolaire au 18e siècle. On y retrouve le fameux discours de l’auteur qui affirme avoir découvert le manuscrit, venant ici justifier le caractère obscur de la fiction d’Écran Total :

Aujourd’hui encore, je ne peux dire qui est ce Palerno dont il est question dans ces pages, et quant au récit qui le met en scène, je l’ai découvert de façon totalement fortuite […] J’ai confié l’ensemble à un ami, un expert digne de toute confiance, héritier de ces hommes capables dans le passé de restituer à leur pleine lisibilité des palimpsestes. Après quelques semaines, il me montra les fruits de son travail, des disquettes désormais lisibles, même si leur contenu ne pouvait prétendre à la limpidité. 5

Il y a donc deux couches contradictoires à ce discours, disponibles simultanément pour le lecteur et rendues possibles par l’hypertexte. L’avertissement au lecteur, lu linéairement et sans activer aucun hyperlien, est informatif et oriente la lecture en donnant des pistes quant aux avenues thématiques d’Écran Total. À l’opposé l’autre couche, celle qui abolit la frontière entre la fiction et le paratexte tient, nous l’avons vu, un rôle primordial dans la mise en place du labyrinthe hypertextuel.

 

Ce procédé de superposition de visées pragmatiques qui s’opposent au sein du paratexte a une autre occurrence dans Écran Total. Il s’agit de la section intitulée De quoi ça parle ? :

C’est un homme avec un chapeau, un certain Palerno, universitaire, violent et décalé, bavard et toujours tenté de se taire, dont l’objet d’étude est la télévision, qu’il considère comme le mal radical de l’époque (il semblerait qu’il soit maintenant tenté par l’Internet…).

En divers moments du récit, et différents points du labyrinthe, il se trouve à Paris, dans le XVIIème arrondissement le plus souvent, ou à la Sorbonne, à New York, ou dans sa lointaine banlieue. Voyage dans la littérature aussi : Écran Total est un récit dans lequel se croisent, circulent, et se tissent les registres romanesques : Thriller américain, espionnage, roman psychologique, ou parodies explicites de la matière romanesque contemporaine. [Les mots en caractère gras correspondent aux hyperliens du texte.] 6

Il faut insister à nouveau sur la dimension ironique d’une telle pratique. Salvatore, en utilisant le paratexte comme outil visant à l’égarement du lecteur, souligne du coup le caractère traditionnellement orientant du discours préfaciel. Genette affirme que la préface privilégie un parcours de lecture pertinent « […] aux yeux de l’auteur et de ses alliés. » C’est-à-dire qu’il s’agit d’un discours paraphrastique de type : voilà ce que l’auteur a voulu dire, voilà comment ce texte doit être lu. Au contraire, le « De quoi ça parle ? » de Salvatore, sous des apparences explicatives, opère un glissement qui assure la multiplication des interprétations possibles. En effet, les mots hypertextuels choisis par l’auteur, référant à divers thèmes et lieux de la fiction, ne sont l’objet d’aucune hiérarchisation susceptible d’orienter l’interprétation du lecteur. Chaque hyperlien du paratexte active une lecture possible et chacune de ces lectures trouve précisément sa pertinence dans l’économie du texte en ce qu’aucune n’est privilégiée.

 

Lecture Totale ?

 

Suite à cette courte analyse de l’intrusion du paratexte au sein de l’hypertexte de fiction, nous pouvons conclure que celui-ci contribue grandement à cette labyrinthisation du récit, à cette délinéarisation du parcours de lecture constaté par la théorie. L’exploration du paratexte est-elle nécessaire à la lecture et à la compréhension d’Écran Total ? Il semble que non. Nous avons vu qu’il est aussi possible pour le lecteur de débuter sa lecture par l’hyperlien intitulé commencement. Cet hyperlien permet au lecteur, comme tous les autres qui sont offerts dans le discours paratextuel, de débuter son parcours dans l’oeuvre. Ainsi, le lecteur peut cheminer dans l’oeuvre en ignorant ses dispositifs paratextuels. Cependant, il semble que l’utilisation d’une telle technique est l’unique moyen à la disposition de l’auteur pour doter son labyrinthe de plusieurs portes d’entrées et donc d’abolir toute notion d’introduction du récit. Dès lors que plusieurs entrées en fiction sont rendues possibles par des hyperliens non hiérarchisés, l’hyperlien intitulé commencement perd toute valeur introductive, d’autant plus que le fragment qui lui correspond est en fait une digression par rapport au récit principal. Cet exemple de renversement des visées pragmatiques du paratexte montre bien que la contamination est bien plus qu’un dispositif d’entrée en fiction. Le discours tenu dans ce type de paratexte contribue aussi à la labyrinthisation de la lecture en faisant de fausses promesses au lecteur, le contraignant à naviguer en texte trouble. Ainsi, nous sommes amenés à conclure qu’en plus de ses visées pragmatiques traditionnelles, le paratexte, en régime hyperfictionnel, participe à l’abolition d’une séquentialité prédéterminée entre les fragments. À une construction où tout converge vers une fin se substitue une logique de l’errance possiblement infinie. Le désir de totalité inhérent au réseau Internet, de cette manière, est en quelque sorte calqué par ces fictions sur support numérique. L’utopie vers laquelle tend ces hypertextes labyrinthiques est peut-être précisément de parvenir à l’errance infinie du lecteur au sein d’une fiction devenue inépuisable. En ce sens, ces textualités numériques se soucient beaucoup moins de la mise en place d’une trame narrative restituable par le lecteur que d’assurer la possibilité d’une multitude de parcours pour celui-ci. En d’autres termes, la nature de l’errance du lecteur n’est pas d’abord investigatrice : le plaisir du texte serait lié au constat réjouissant d’une multiplication des possibles plutôt qu’à la restitution du bon parcours.

 

[1]« When the story no longer progresses, or when it cycles, or when you tire of the paths, the experience of reading it ends. », cité dans Alexandra SAEMMER, Matières textuelles sur support numérique, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2007, p. 45.

 

[2] Gérard Genette, Seuils, Paris, Seuil (Coll. Poétique), 1987, 388 p.

 

[3] Alain Salvatore, Écran Total - Fiction hypertextuelle, en ligne: http://alain.salvatore.free.fr/palhtml/lecture/lireA.htm (consulté le 10 juillet 2008)

 

[4] Ibid.

 

[5] Ibid.

 

[6] Ibid.