Le rêve en hypermédia, "Inside: A Journal of Dreams"

Author·s: 
Referent e-journal: 

Le labyrinthe n’engendre

pas tant l’égarement que

l’égarement ne suscite

l’image du labyrinthe.

-Sylvie Thorel-Cailleteau, La fiction du sens

Dreaming Methods1, le site d’Andy Campbell, offre à l’internaute la possibilité de vivre une expérience interactive et contemporaine de lecture à travers une variété de productions hypermédiatiques apparentées à l’univers onirique. Je m’arrêterai sur l’une d’entre elles, soit Inside: A Journal of Dreams, réalisée en collaboration avec Judi Alston, afin de questionner la manière dont est remédiatisé le livre à l’écran et l’effet que cette transformation a chez le lecteur. Il sera soutenu qu’Andy Campbell fait de la lecture une expérience labyrinthique où l’internaute doit patiemment parcourir les dédales de l’œuvre afin d’arriver à se former une image du tout, variable d’une exploration à l’autre. L’hypertexte reprend le geste de lecture traditionnelle en permettant une manipulation virtuelle conventionnelle du codex, mais en ajoutant au texte un langage numérique, de la vidéo, de la photo, des animations, de la musique, de l’interaction. De cette expérience ressort une figure du texte particulière, celle d’une désorientation et d’une perte de sens, mais qui étrangement mènent tout de même à une cohérence, grâce à un dialogue polyphonique, ou devrais-je plutôt dire, « polymédiatique » 2.

Je débuterai par une brève présentation du site, de son historique, de ses objectifs et de ses productions hypermédiatiques. Le désir du concepteur de pousser la pratique de la lecture au-delà des limites des mots en utilisant les nombreuses possibilités du numérique sera ensuite exploré par une navigation dans Inside. L’analyse du récit, de la forme, des multiples médias, de la lecture et de l’interactivité vont permettre de démontrer que l’essence même de l’œuvre réside dans le parcours de l’internaute à l’intérieur de l’hypertexte, dans sa promenade à l’intérieur des délires d’un rêveur empoisonné.

Dreaming Methods est une vitrine d’art hypermédiatique, amalgamant l’écriture à diverses variétés de médias dans une atmosphère souvent noire, parfois angoissante, toujours expérimentale et sans aucun doute stimulante. Conjugué à des animations en Flash Player, le texte est mis de l’avant, mais le lecteur doit interagir, choisir la direction de sa navigation, de sa lecture. Le site existe depuis plus de six ans et a environ 400 membres à son actif. L’adhésion, qui est gratuite, permet à l’internaute d’accéder aux nouveaux projets, à des articles et des archives. Sinon, plusieurs ressources sont ouvertes à tous, comme les anciennes créations, certaines discussions, essais, entrevues, liens et la possibilité de soumettre ses propres œuvres hypertextuelles.

Le responsable du projet est l’artiste multimédia, écrivain et designer de site Web, Andy Campbell. Dreaming Methods se voulait un lieu accessible à tous où il serait possible d’exposer gratuitement, sans aucun intérêt commercial, des productions hypermédiatiques de qualité. La majorité des œuvres présentées sont ses créations, mais il a presque toujours travaillé en collaboration avec des auteurs comme Judi Alston, Martyn Bedford et des artistes du numérique comme Alan Bigelow. Le site vise à promouvoir le développement d’un genre artistique utilisant comme médium les nouvelles technologies. Pour Campbell, l’informatique et le Web offrent des possibilités infinies de représentation et d’expression. Lors d’une entrevue accordée au journal  Res, il spécifie ce qui rend, à ses yeux, la fiction en ligne si chère : « The greatest thing I can think of to achieve with a piece of online fiction is to capture something that, through words in conjunction with multimedia and interaction, would be impossible to capture through the traditional writing method » 3. L’attrait pour le multimédia repose ainsi sur la complémentarité qu’il offre. Désormais, l’expérimentation de l’œuvre, l’interaction de l’internaute et les nombreux médiums juxtaposés vont contribuer à former l’expression artistique. Ainsi l’exploration, l’action et les choix du lecteur vont prendre une tout autre importance.

Un groupe de jeunes anglais, écrivains pour la plupart, sont à la base du projet. Avec le temps et l’évolution du média informatique, des graphistes, cinéastes et artistes multimédias se sont joints à la partie. Le concepteur, Andy Campbell, a joué un rôle particulièrement important dans la production de cette vitrine littéraire. En tant que fondateur et artiste, premièrement, mais aussi grâce au soutien financier des « Productions One to One » qu’il dirige. Avec sa conjointe Judi Alston, cinéaste et collaboratrice d’Inside: A Journal of Dreams, ils produisent des films, des projets numériques, des sites Web et des créations hypermédias favorisant une approche narrative inclusive et participative. Pour eux, l’expérience et l’interaction sont l’essence même de ce qui fait la richesse des œuvres hypermédiatiques. L’organisation existe depuis les années quatre-vingt. Elle portait alors le nom de Magnetic Fiction et les hypertextes étaient transmis gratuitement par Amiga Public Domain. Comme le Web n’était pas encore dans l’usage courant, les œuvres étaient conservées sur disquette et accessibles via la poste. L’avènement du PC, ainsi que celui de Macromedia Flash, modifia grandement le caractère de l’entreprise. Le graphisme prit une plus grande place dans les réalisations et le nom changea pour Digital Fiction. Le Web, avec sa rapidité de diffusion et sa simplicité d’accès, a permis au groupe de s’élargir. Enfin, l’appellation de Dreaming Methods a été tout récemment retenue afin de marquer une autre étape dans la vie du site, maintenant axé sur le contenu narratif du rêve en hypermédia.

C’est une volonté de contribuer à l’établissement d’une nouvelle expérience de lecture à l’écran qui a mené ces artistes à créer le site. Lors d’une entrevue accordée en 2003 au Res Magazine, Andy Campbell  explique à ce propos :

I think interactive reading would completely customise a reader's experience, give them the sense of having journied through a rewarding story and be excited about returning to it and going through it again in a different way or direction. Interactive reading would balance delicately between computer gameplay, multimedia encapsulation, the visual possibilities of language and truly new, dynamic and atmospheric storytelling. 4

La multiplication des interprétations, des possibilités d’exploration et d’expérimentation, voilà les caractéristiques de ce nouvel acte de lecture. En offrant un petit éventail d’œuvres expérimentales mélangeant l’intrigue à l’interactivité et les juxtaposant  à des histoires étranges reposant sur des concepts plus étranges encore, la narration dans Dreaming Methods veut faire vivre à l’internaute une expérience de lecture polarisée. Selon Andy Campbell, le fait d’avoir de « multiple routes through a story increase the number of interpretations and unique experiences that it can offer » 5. C’est la richesse des vingt-cinq animations hypertextuelles disponibles sur le site. Il est possible de naviguer dans chacune d’entre elles pendant des heures et encore avoir à y découvrir quelque chose, à y comprendre différemment un signe, une image, un mot.

Le site présente ses projets répertoriés selon la période de leur réalisation. Les plus anciens datent des années quatre-vingt dix. Or, l’internaute a besoin de s’armer de patience lors du visionnement, car le téléchargement est excessivement long. Une douzaine d’animations proviennent de l’époque de Digital Fiction, au début des années 2000. L’amélioration de la manipulation du langage informatique est assez apparente et des hypertextes comme Virtual Disappearance of Miriam, The Rut et Fractured sont déjà d’une très grande qualité technique. Enfin, les dernières productions sont réservées aux membres. L’animation du texte et la narration semblent désormais prendre une place plus importante par rapport aux œuvres précédentes où le texte était fixe. La nouvelle direction prise par Dreaming Methods fait du contenu textuel le centre de son intérêt créatif et donne naissance à une autre expression, plus artistique que technique.

L’une des réalisations hypermédias, Inside: a Journal of Dreams, conçue par Andy Campbell et Judi Alston en 2002, est un hypertexte en Flash présentant un journal de rêves. De prime abord, ce dernier semble se manipuler comme un livre conventionnel. Plusieurs surprises attendent évidemment le lecteur qui s’imagine entreprendre une lecture traditionnelle, car c’est souvent les images, l’interaction, la musique et la vidéo plus que le texte qu’il doit lire. La technique est finement travaillée, la prose est de qualité et, d’un point de vue littéraire, franchement innovatrice.


Les délires d’un rêveur intoxiqué

L’hypertexte est le journal des rêves d’un vieil homme vivant en retrait du monde, dans sa maison, où une fuite de gaz vient insidieusement perturber ses pensées, ses souvenirs et sa santé mentale. Le texte s’étale sur plus de quatre-vingt pages. Il débute en date du 13 septembre pour se clore le 27 novembre, journée de la fixation de la fuite de gaz et du retour à la vie normale. Durant deux mois et demi, le narrateur souffre d’une intoxication et ses rêves en sont grandement affectés. Petit à petit, le délire s’empare de son esprit et lui fait douter de tout, de la réalité, des songes, de la vie éveillée, onirique, des illusions et du temps. À travers ses confidences, il nous parle de « SHE », probablement une ancienne amoureuse, mais désormais morte et qui lui manque terriblement. Des souvenirs lointains refont surface, des lieux marins, côtiers, campagnards, montagneux, des maisons jadis habitées. Une panoplie de personnages farfelus aussi, comme des hommes primitifs à deux têtes, un poltergeist, un homme-radio, des monstres aplatis aux griffes noires, des villageois vivant dans un arbre de houx et des gardes romains. Les éléments de la nature comme le feu, l’eau, la terre, l’air et les métaux sont régulièrement évoqués, rappelant la relation du protagoniste à l’environnement toxique l’entourant. Dans cette hétérogénéité d’histoires, la dispersion désordonnée du contenu mène à l’inévitable catastrophe, à l’explosion, à la perte de sens; il ne reste plus rien, c’est la fin. Deux pages nous le disent après un mois de silence « NO DREAM » 6, il n’y a plus de rêve. Plus désorienté que jamais, l’internaute se trouve face à un narrateur incapable de s’exprimer, vivant une impossibilité de dire, de parler, de produire un son quelconque. Toute logique est perdue, il ne reste plus que du fragment, du coupant. Puis là, brusque retour à la réalité, le tuyau à gaz ne fuit plus, l’intoxication finie, le sens retrouvé, l’ordre rétabli, bref c’est le retour à la réalité.

A Journal of Dreams remédiatisé

À ce récit au parcours labyrinthique qu’Andy Campbell a qualifié, lors d’une entrevue accordée au magazine Route, comme étant « a surreal dream diary whose undescribed author is living a secluded existence where dreams and reality no longer have definite boundaries », s’ajoute d’autres formes d’expressions: « Inside is a vibrant and elemental journey across thought, memory and mixed media» 7. Les pensées et les souvenirs du rêveur sont effectivement merveilleusement illustrés grâce à une superbe manipulation de l’appareil numérique. L’histoire se déroule en multimédia, utilisant l’image, la musique, la vidéo, comme support à l’expression du texte. L’interaction, les hyperliens, l’animation et la manipulation de caractères numériques assurent la liaison et la cohérence à cette juxtaposition de médias. Enfin, une dynamique particulière se crée entre le contenu, la forme, et l’acte de lecture, produisant ainsi un dialogue continuel riche en significations. D’après Christian Vandendorpe, la création hypertextuelle favorise « le fragment plutôt que la somme, la phrase courte plutôt que la période, les embranchements ouverts plutôt qu’un texte suivi, une textualité largement conjuguée avec l’iconique plutôt que simplement verbale  » 8. Le texte en tant que tel a tendance à s’effacer au profit de sa relation à l’image, à la vidéo, à la musique, à l’animation, à l’interaction. Dans Inside, un livre est devant les yeux de l’internaute, mais il lui est souvent demandé d’écouter, d’observer et de naviguer plutôt que de lire. Les paragraphes sont brefs, quelques phrases tout au plus. Les rêves d’une journée dépassent rarement deux pages. La plupart du temps, l’image d’un objet, une photo, un mot animé, une vidéo ou un hyperlien accompagne le texte, fragmentant ainsi la lecture. Seule une page est remplie, vers la fin, mais les paragraphes sont coupés et disposés différemment sur la page, interrompant encore le lecteur en l’obligeant à changer de position pour parvenir à suivre le sens du texte.

La lecture en hypermédia 

Plusieurs procédés sont utilisés afin de fragmenter l’acte de lecture. Il y a, entre autres, les hyperliens, les images, la vidéo, l’animation, la manipulation du langage numérique, la structure du texte, le son et la musique. L’internaute doit obligatoirement interagir avec l’œuvre, non seulement pour manipuler le livre à l’écran, tel que le permet le menu de droite, - « rotate », « inverse », « reset », « browse », « zoom », « reduce », « visible », « quality », « full size » - mais aussi afin d’avoir accès au texte, pour visionner une vidéo, mieux voir l’écran et, il va de soi, pour activer les hyperliens. Ces derniers conduisent vers un ailleurs, à l’intérieur des rêves du narrateur, qui ne sont plus racontés en mots, mais perçus en animation. L’aventure onirique se déroule alors en musique et en images, comme à la page virtuelle deux où des mots animés accompagnent le dormeur, puis à la page virtuelle quarante-deux avec la feuille d’arbre manipulable et la page virtuelle quarante-six présentant un cristal éclairé d’un faisceau lumineux.

Aux hyperliens activables se juxtaposent, à l’intérieur et à l’extérieur du livre, des images, de la vidéo, de l’animation et du son. Tous en liens avec les rêves du narrateur, ils les représentent d’une manière différente, sous une autre forme. Comme par exemple la photo mobile des jambes marchant dans les feuilles en page virtuelle quarante-trois, rappelant une pratique du « scrapbook » propre au journal personnel; ou encore l’œil de poney des pages virtuelles huit et neuf remplissant l’écran, reconnaissable plus facilement en mode invisible, et finalement les éclats de verres qui explosent en direction du spectateur, aux pages virtuelles dix-huit et dix-neuf, accompagnés d’une musique stridente et de mots animés à l’envolés difficilement saisissable à la lecture. La manipulation du langage numérique, les polices de caractères utilisées, les marques de crayons, les variations dans l’inscription des dates et dans la disposition du texte à l’écran jouent également un rôle important dans le traitement formel de l’hypertexte. Ces procédés en viennent même à créer un langage. Avec l’utilisation de différents types de caractères, un en majuscule, un en Times New Roman, et un autre en Courrier New, la narration se divise en trois sphères représentatives des états d’esprit dans lesquels se trouve le narrateur. Les pages virtuelles soixante-six et soixante-sept en sont un bon exemple, avec d’un côté les majuscules rapportant les délires de l’intoxiqué, de l’autre le style Times New Roman évoquant ses rêves et enfin le Courrier New  relevant de la réalité, notant les choses du monde éveillé. Une autre façon de marquer les multiples niveaux de conscience du personnage est par la variation des dispositions du texte. L’avant dernière page abuse de ce procédé au point que la lecture – de droite à gauche, de bas en haut – en devient étourdissante. Tout comme, j’imagine, la sensation du rêveur à ce moment de l’intoxication. L’alternance de l’inscription des dates n’est pas sans rappeler les nombreuses manières de transcrire le temps à l’ère numérique, en abréviation, au complet, en signe. Neuf versions existent dans l’œuvre. Les pages virtuelles quarante-huit et quarante-neuf en proposent deux exemples, l’une est écrite en totalité et l’autre abrège le mois et sépare d’un trait oblique le jour. Enfin, des traits aux crayons rouge, noir et gris viennent souligner la présence d’une seconde lecture et écriture à la main, rayant une idée fausse ou encerclant un mot important.

Le livre à l’écran

Inside, comme la majorité des œuvres hypertextuelles, exige une lecture autre, inhabituelle, contemporaine, fragmentée. Même en remédiatisant le livre à l’écran, les gestes et les conventions de lecture ne sont vraiment plus les mêmes. Roger Chartier dit à ce propos que :

La révolution du texte électronique sera elle aussi une révolution de la lecture.  Lire sur un écran n’est pas lire dans un codex. La représentation électronique des textes modifie totalement la condition de ceux-ci : à la matérialité du livre, elle substitue l’immatérialité de textes sans lieu propre; aux relations de contiguïté imposées par l’objet imprimé, elle oppose la libre composition de fragments indéfiniment manipulables; à la saisie immédiate de la totalité de l’œuvre, rendue visible par l’objet qui la contient, elle fait succéder la navigation au long cours dans des archipels textuels aux rivages mouvants. 9

L’expérience du lecteur est différente et les possibilités infinies. Dorénavant, l’exploration et le parcours de l’œuvre comptent autant sinon plus que le texte. C’est dans la pratique même de la lecture que se trouvent le sens et la richesse de cette nouvelle forme littéraire. Des nombreuses composantes d’Inside: a Journal of Dreams cohabitant ensemble résulte un dialogue à plusieurs niveaux. Grâce à la réunion de certains éléments, une expression pluridimensionnelle se déploie, ouvrant la porte à une approche remédiatisée, interactive et fragmentée de l’acte de lecture. La remédiatisation du livre à l’écran facilite la tâche du lecteur peu habitué à l’univers hypertextuel. Il est, de prime abord, rassuré car il se sent en terrain connu, il a une idée du fonctionnement de l’appareil. Or, c’est un leurre, car il apprend dès la première page qu’il lui faudra interagir et chercher pour trouver les indices cachés, la signification d’une écriture, d’une animation.

Selon Vandendorpe, il est nécessaire de passer par l’étape du semblable afin de faire de cette transition du codex au numérique une réussite. Dans son ouvrage Du papyrus à l’hypertexte, il affirme que « la lecture sur écran ne pourra séduire durablement les usagers que si elle prend appui sur les acquis de la culture de l’imprimé tout en se libérant des limites inhérentes à un support matériel  » 10. Campbell et Alston, en reprenant le livre et en adaptant le geste de la lecture à l’écran, mettent le lecteur en confiance et lui ouvrent des portes afin de lui faire voir les possibilités que cette « machinerie informatique » permet. Ils lui offrent ainsi la possibilité de se transformer aisément en lecteur-internaute grâce à une gestuelle bien connue.

Entre l’internaute et l’hypertexte s’articule alors un dialogue interactif. Toujours en référence à Christian Vandendorpe, il est à noter que « l’interactivité qui caractérise les productions hypertextuelles repose sur la combinaison de plusieurs facteurs, dont deux nous paraissent essentiels : un rapport dialogal avec le lecteur et la possibilité d’embranchements variés dans la trame textuelle » 11. Plusieurs choix se prêtent à l’internaute, comme de sauter les rêves, de ne pas activer les animations, de manipuler le livre ou de ne pas parcourir le texte en entier. Chaque décision aura des conséquences sur son expérience de lecture. Ou encore, pour le formuler autrement, c’est son geste qui déterminera l’histoire qu’il explorera. L’interactivité a aussi comme conséquence l’activation d’un dialogue entre les diverses formes médiatiques fragmentant l’œuvre. Lors d’une conférence à l’Université de Sorbonne à Paris portant sur l’écriture et Internet, Andy Campbell décrit la trame narrative d’Inside: a Journal of Dreams comme offrant

A purposely, almost naturally, fragmented narrative; sentences, happenings, cut off as though erased, re-emerge elsewhere; complex text animations allow only random fleeting glimpses of what is or what might be going on; the choice is yours not only in which direction you click or scroll - but in which direction you allow the narrative to take you. Or, in which direction you wish to take the narrative. 12

La narration propose plusieurs directions, diverses dimensions, et peut être explorée de multiples manières.  Le dialogue est là, entre les mots, les images, les vidéos, les photos, la musique, les sons, les animations, mais son orientation repose sur l’activation de l’internaute.  De là découlent les nombreuses possibilités d’explorations et d’interprétations.

De la perte de sens…

Une promenade labyrinthique, voilà ce qui émerge à l’esprit de l’internaute lors de sa lecture d’Inside: A Journal of Dreams. Il voyage à travers certaines époques, rencontre différents types de personnages, explore maintes sensations. Il est vite perdu et il le sera jusqu’à la fin.  Le labyrinthe auquel je fais référence ici est, tel que décrit par Sylvie Thorel-Cailleteau, « d’abord, plutôt qu’un espace, une catégorie de la pensée, ou du moins un espace abstrait, une figure moins géométrique qu’intellectuelle, et la représentation d’un parcours» 13.  L’expérience labyrinthique se trouve dans l’exploration de l’œuvre plutôt que dans son contenu thématique.

Le journal hypertextuel peut être pris comme la structure même du labyrinthe où règne la déroute par le mélange des rêves, de la réalité et des délires du narrateur. Aucune logique ne semble exister d’une page virtuelle à l’autre.  Tout est en place pour que le lecteur-Thésée ne s’y retrouve pas, pour qu’il se perde dans les dédales de l’histoire. Le lecteur doit effectivement être vu comme Thésée dans son exploration du labyrinthe.  Tout au long de la lecture, il se demande où il est, il réfléchit à ce qu’il a croisé, mais rien ne semble avoir de suite logique. Or, il aura tout de même parfois une impression étrange de déjà-vu, de déjà lu.  Comme, par exemple, les pages virtuelles onze et soixante-et-onze dont le texte est presque identique, à l’exception des marques temporelles relatives la fuite de gaz, l’une datant de six jours et l’autre de quatre semaines.  Deux motifs viennent, selon moi, expliquer l’utilisation de cette redondance. L’un, expliqué par Vandendorpe, est en lien avec les nouvelles méthodes de lecture qu’exige l’hypertexte afin de « permettre au lecteur d’un fragment hypertextuel d’en saisir pleinement les tenants et aboutissants, l’auteur sera souvent obligé de le recontextualiser de façon assez détaillée, dans la mesure où il tient pour acquis que le lecteur n’a pas nécessairement lu les fragments connexes » 14. La première raison résulte donc d’une volonté de faciliter la tâche de l’internaute dans son exploration et sa compréhension de l’œuvre.  Mais il y a aussi un autre mobile, un peu en contradiction avec le précédent et qui se rattache directement à la figure du labyrinthe :

« Dans un labyrinthe, tout se répète ou paraît se répéter : corridors, carrefours et chambres.  L’esprit supérieur qui le conçoit -  philosophe ou mathématicien - le connaît fini.  Mais l’errant qui en cherche inutilement la sortie l’éprouve infini comme le temps, l’espace, la causalité. Une expérience trop courte lui fait supposer unique ce qui est indéfiniment répété ou tenir pour indéfiniment répété ce qui ne saurait exister deux fois absolument semblable à soi-même. »

Car il n’est de labyrinthe qu’à une condition : que la subtilité de la construction y donne seulement l’illusion captivante du désordre, que deux points de vue puissent coexister, celui du profane qui s’y perd et celui de l’initié qui peut en déterminer la logique et voir sa quête aboutir. 15

Dans La fiction du sens, Sylvie Thorel-Cailleteau reprend les mots de Roger Caillois pour expliquer les subtilités de la constitution d’un labyrinthe et les subterfuges qui attendent l’explorateur. Tout semble y être une question d’illusion, d’apparence, mais là, dans cette mince ligne entre le pareil mais non identique se cache le chemin secret menant au centre et éventuellement à la sortie. Si Inside: a Journal of Dreams est parcouru en entier, le sens de l’histoire devient compréhensible. Or, si la lecture demeure en surface, sans profondeur, ni expérimentation des diverses formes de l’hypertexte, il est impossible d’y saisir quoi que ce soit. Rien ne sera révélé à celui qui parcourra vaguement l’œuvre sans en pénétrer les multiples routes possibles.

...à la cohérence

Il faut explorer à fond les dédales du journal pour reconnaître le Minotaure lors de sa rencontre. Cela arrive à l’avant-dernière page virtuelle, alors que l’intoxication au gaz affecte le narrateur jusqu’au délire. Les rêves disparaissent et la folie s’empare de ses pensées, qui sont désormais décousues, éclatées, incohérentes, insensées, comme s’il perdait peu à peu la capacité de s’exprimer. La parole n’est plus, la logique éclate, entraînant ainsi une déchirure, une coupure finale. L’incapacité du narrateur à s’exprimer se fait sentir dès le premier paragraphe, avec l’absence de rêve, mais aussi par l’effacement des mots, la douleur des lèvres et le manque de volume de la voix, « NO DREAMS words turned down sore lips lack of volume » 16. Le narrateur n’a plus rien à raconter et, de toute manière, il ne peut plus parler. Il est muet et sans inspiration. Pour accentuer la déstabilisation de son état, les conventions de lecture s’altèrent. Les paragraphes sont disposés de tout bord tout côté, à l’endroit, à l’envers, de droite à gauche, de bas en haut et les signes de ponctuations ont disparu. De même pour les majuscules, il n’existe plus de repère pour savoir si la phrase débute ou se termine. Plus de pause, tout défile d’un seul trait.  Il en résulte une confusion tant dans la signification que dans la lecture, comme si un « dried up pen dropped mouth in the margin » 17 et qu’il prenait le sens en otage. Au milieu de cette psychose de divagation, l’inévitable ne peut qu’arriver, une coupure d’avec le reste, où un « paper knife edge blade on blade » 18 s’apprête à trancher. Alors à l’aide de ce « slatted running red paper knife over fingers touching me touching me touch skin on skin on sand on table tongue tied torn out of book» 19, la langue est arrachée du livre.  Il ne reste plus rien. La perte est désormais totale, il n’y a plus de sens ni de tout. Or, au milieu de cet égarement, alors que la désorientation du lecteur est à son comble, quand il n’espère plus comprendre quoi que ce soit, le narrateur le ramène brusquement à la réalité, « I got the fire fixed » 20. L’intoxication est terminée, le gaz ne fuit plus, le tuyau a été réparé, la conclusion est désormais cohérente, tout s’explique et se comprend. Le fil narratif doit ici être vu comme le fil d’Ariane qui raccompagne le lecteur-Thésée à bon port, là où tout retrouve une logique. C’est la sortie du labyrinthe et le retour dans le monde. Tout a été oublié. La vie normale reprend son cours.

Voyage labyrinthique hypertextuel

« Be still and you will travel great distances » nous promet Judi Alston car « Inside has been a project of being still but journeying far... » 21. C’est exactement l’effet que procure la lecture de l’œuvre, celui d’un long voyage dans les dédales mémoriels d’un vieil homme délirant, et ce, tout en restant tranquillement devant l’écran. Le seul effort demandé est un clic de souris, et alors un monde s’ouvre à l’internaute. Il ne lui reste plus qu’à parcourir, à son gré, le labyrinthe hypertextuel et alors il y découvrira un univers fragmenté, saccadé, confus mais cohérent à la fois. Typiquement hypermédia, il lui faudra explorer, oublier, se plier à de nouvelles règles de lecture, bref redéfinir sa manière de lire afin d’y observer les signes et d’y comprendre, autrement, le sens.

Bibliographie

Chartier, Roger, « Lecteurs dans la longue durée : du codex à l’écran », Histoires de la lecture : un bilan des recherches, Paris, IMEC éditions, 1995, p. 217-283.

Thorel-Cailleteau, Sylvie, La fiction du sens : lecture croisée du Château, de L’Aleph et de l’Emploi du temps, Mont-de-Marsan, Éditions InterUniversitaires, 1994, p. 233.

Vandendorpe, Christian, Du papyrus à l’hypertexte : un essai sur les mutations du texte et de la  lecture.  Montréal, Boréal, 1999, p. 271.

Webographie

Andy Campbell, "Digital Fiction: New Media Writing, Incubation 2 – a Conference On Writing and the Internet", Dreamings Methods, éd. électronique. 2002, en ligne:  http://www.dreamingmethods.com/uploads/dm_archive/objects/html/d_object_659736_585163.htm (consulté le 25 juin 2008)

Andy Campbell, "Writing New Imaginative Fiction for the Web, in For the Sorbonne’s First Writing & the Internet Conference", Dremings Méthods, éd. électronique. 2002, en ligne: http://www.dreamingmethods.com/uploads/dm_archive/objects/html/w_object_... (consulté le 25 juin 2008)

Andy Campbell et al., "Extracts From Interviews With Andy Campbell", Dreaming Methods, éd. électronique.  http://www.dreamingmethods.com/uploads/dm_archive/objects/html/d_object_659736_585163.html (consulté le 25 juin 2008)

Andy Campbell et al., "Interview with Andy Campbell for RES Magazine", Dreaming Methods, éd. électronique. 2003, en ligne: http://www.dreamingmethods.com/uploads/dm_archive/objects/html/i_object_914413_839840.html (consulté le 25 juin 2008)

Andy Campbell, Judi Alston. "Inside: A Journal of Dreams". Dreaming Methods, 2002, p. 76, http://www.dreamingmethods.com//uploads/dm_archive/objects/html/i_object... (consulté le 2 août 2008)

Judy Alston, "Be Still and You Will Travel Great Distance", Dreaming Methods, éd. électronique. 2002, en ligne:   http://www.dreamingmethods.com/uploads/dm_archive/objects/html/j_object_544545_469971.html (consulté le 25/06/2008)

[1] Il est important de souligner que les informations relatives au site www.dreamingmethods.com ont été prises à l’époque de la première version du site. Depuis le mois d’août 2008, une version améliorée aété mise en ligne, avec de nouvelles œuvres hypermédias et de nouvelles sections. Il est donc à noter que le présent article ne tient pas compte de ces changements.

[2] Polymédiatique est entendu dans le sens où plusieurs medias non seulement cohabitent, mais dialoguent ensemble.

[3] Andy Campbell et al., Interview with Andy Campbell for RES Magazine, Dreaming Methods, éd. électronique. 2003, en ligne: http://www.dreamingmethods.com/uploads/dm_archive/objects/html/i_object_... (consulté le 25 juin 2008)

[4] Ibid.

[5] Andy Campbell et al., Extracts From Interviews With Andy Campbell, Dreaming Methods, éd. électronique.  en ligne: http://www.dreamingmethods.com/uploads/dm_archive/objects/html/d_object_... (consulté le 25 juin 2008)

[6] Andy Campbell, Judi Alston. Inside: A Journal of Dreams. Dreaming Methods, 2002, p. 76,  en ligne: http://www.dreamingmethods.com//uploads/dm_archive/objectshtmli_object_4... (consulté le 2 août 2008)

[7] Andy Campbell, Digital Fiction: New Media Writing, Incubation 2 – a Conference On Writing and the Internet, Dreamings Methods, éd. électronique. 2002, en ligne: http://www.dreamingmethods.com/uploads/dm_archive/objects/html/d_object_659736_585163.htm (consulté le 25 juin 2008)

[8] Christian, Vandendorpe, Du papyrus à l’hypertexte : un essai sur les mutations du texte et de la lecture.  Montréal, Boréal, 1999, p. 247.

[9] Roger Chartier, « Lecteurs dans la longue durée : du codex à l’écran », Histoires de la lecture : un bilan des recherches, Paris, IMEC éditions, 1995, p. 273.

[10]  Vandendorpe, Du papyrus à l’hypertexte, op. cit., p. 193.

[11] Ibid., p. 103

[12] Andy Campbell, "Writing New Imaginative Fiction for the Web, in For the Sorbonne’s First Writing & the Internet Conference", Dremings Méthods, éd. électronique. 2002, en ligne: http://www.dreamingmethods.com/uploads/dm_archive/objects/html/w_object_152978_978405.htm (consulté le 25 juin 2008)

[13] Sylvie Thorel-Cailleteau, La fiction du sens : lecture croisée du Château, de L’Aleph et de l’Emploi du temps, Mont-de-Marsan, Éditions InterUniversitaires, 1994, p. 9.

[14]  Vandendorpe, Du papyrus à l’hypertexte, op. cit., p. 245.

[15]  Thorel-Cailleteau, La fiction du sens, op.cit., p. 14.

[16] Campbell, Alston. Inside: A Journal of Dreams, op.cit., p. 78.

[17] Ibid.

[18]  Ibid.

[19] Ibid.

[20] Ibid.

[21]  Judy Alston, "Be Still and You Will Travel Great Distance", Dreaming Methods, éd. électronique. 2002, en ligne: http://www.dreamingmethods.com/uploads/dm_archive/objects/html/j_object_... (consulté le 25 juin 2008)