En parcourant sur le Web l’actualité de l’hypermédia pour le mois d’avril, deux articles ont tout de suite retenu mon attention: une critique d’Illya Szilak (écrite avec la collaboration de Melinda White) à propos de la récente exposition «Electronic Literature & Its Emerging Forms» [1], ayant eu lieu à la Library of Congress (Washington) du 3 au 5 avril 2013; et un article enflammé de Steven Johnson, paru dans le Wired Magazine [2], expliquant en quoi nous avons été naïfs de croire il y a 20 ans que l’hypertexte de fiction deviendrait un jour une forme littéraire courante – si ce n’est LA forme littéraire dominante du nouveau millénaire.
Dans son article, Szilak présente la plus récente exposition organisée dans le cadre de l’initiative «Electronic Literature Showcase» de la section Digital Reference des Virtual Services de la Library of Congress. Cette exposition, articulée autour de trois jours d’activités et de conférences, permettait au public de découvrir 27 œuvres littéraires hypermédiatiques sur des ordinateurs d’époque (du milieu des années 1980 à nos jours). Au programme, des œuvres de Dan Waber; Robert Kendall; A. J. Patrick Liszkiewicz; Michael Joyce; Stuart Moulthrop; Judy Malloy; Jennifer T. Ley; Stephanie Strickland; Nick Montfort; Emily Short; Jason Nelson; Alan Bigelow; Mark Marino; Ingrid Ankerson et Megan Sapnar; Michael Mateus et Andrew Stern; Talan Memmott; et Erik Loyer – pour ne nommer que ceux-ci. Dans le passage écrit par Melinda White, qui enseigne la rhétorique visuelle et le texte électronique à la Virginia Commonwealth University, l’exposition de la Library of Congress est célébrée comme la consécration longtemps attendue de la littérature hypermédiatique:
From April 3 to 5, 2013 the hallowed halls of The Library of Congress housed old-school Macs, typewriters, iPads, zip drives, notable works of electronic literature, and, yes, books in the interactive exhibit, «Electronic Literature & Its Emerging Forms.» This groundbreaking exhibit, with guest curators Dene Grigar and Kathi Inman Berens, together with Susan Garfinkel of the library's Digital Reference Section, combined stations of «digital born» literature with context and creation stations that situated the work historically and provided visitors with inspiration and influences of the form. As part of the library's Electronic Digital Showcase, the exhibit was, for the field of e-lit, something akin to being inducted into the hall of fame.
Dans la suite de sa critique, White revient sur l’émotion ressentie en retrouvant afternoon, a story de Michael Joyce sur Mac classique, et mentionne au passage quelques autres grands noms qui ont fait les beaux jours de l’hypertexte de fiction. Selon Szilak et White, avril aura donc été un moment de fête pour l’hypertexte, marquant son entrée dans la plus célèbre bibliothèque publique américaine.
Photographie prise par Melinda White à l’exposition «Electronic Literature & Its Emerging Forms», présentée à la Library of Congress.
À l’opposé, Johnson s’affaire dans son article «Why No One Clicked on the Great Hypertext Story» à déboulonner le mythe de l’hypertexte de fiction comme grande forme littéraire:
This was the strange mix of myopia and farsightedness that some of us experienced in the early 1990s. We had an intense hunch that words linked electronically to other words—links that would allow you to jump suddenly to different textual locations—were about to become a central mode of communication. And of course this turned out to be entirely true. But many of us thought the primary impact of hypertext would be on storytelling. At Feed, we originally imagined that contributors would compose stories built out of small blocks of text—roughly the length of a blog post—that readers would navigate according to their own whims. Like Michael Joyce’s fiction, each reading would be a unique configuration. People would explore the story, not read it. That future never happened. (…) At last count, there are somewhere in the neighborhood of 30 trillion web pages, all connected through the axons and dendrites of hypertext. How many of those pages involve real nonlinear storytelling? Almost none—the rounding error of a rounding error. (…) You can see this as a classic failure of futurism.
On ne sait pas trop ce qui a pu provoquer Johnson à écrire son article à ce moment précis (s’agit-il d’une réaction voilée contre l’exposition de la Library of Congress?), mais la réflexion est tout de même intéressante. Et même si l’auteur passe sous silence à peu près toute la littérature hypertextuelle des 10 dernières années, le ton nostalgique du texte fait sourire, avec l’obligatoire référence à afternoon, a story de Michael Joyce (encore!) et la mise en page hypertextuelle à moitié sérieuse de l’article, obligeant le lecteur à cliquer sur des flèches pour naviguer entre les blocs de texte placés dans le désordre sur la page du magazine…
Un texte qui revient sur l’«échec» du grand hypertexte de fiction en empruntant la forme de l’hypertexte. Johnson, petit farceur…
Donc, en avril 2013, où était l’hypertexte de fiction? Selon Szilak et sa collaboratrice White, en train de se faire consacrer à Washington, avec tous les honneurs d’usage. Longue vie à l’hypertexte. Et selon Johnson, quelque part dans l’entrepôt des prédictions futuristes ratées. Adieu, hypertexte.
Mais les articles de Szilak et Johnson ne sont pas les deux seuls trucs à être ressortis de ma revue mensuelle de l’actualité de l’hypermédia. En fouinant un peu, je suis aussi tombée sur le blogue d’un cours donné en ce moment même par Mia Zamora à la Kean University [3]. Le blogue, intitulé «Writing Electronic Literature», présente un résumé des discussions et des ateliers du cours Introduction to Electronic Literature (ENG 4081 et ENG 5081) dans le cadre duquel les étudiants sont invités non seulement à lire des hypertextes de fiction, mais aussi à en produire. Armée des deux volumes de la Electronic Literature Collection, Zamora fait découvrir à ses étudiants les Judd Morrissey, Michael Joyce (cette fois-ci, ce n’est toutefois pas afternoon, a story qu’on lit, mais Twelve Blue) et Deena Larsen de ce monde, les encourageant à repenser l’hypertexte dans le cadre de leur propre pratique d’écriture. Déjà, Zamora annonce pour la clôture de son cours une exposition publique de type Speed Show, permettant de faire découvrir les travaux (en cours) de cette nouvelle génération de jeunes auteurs en devenir.
Ce qui m’amène à revenir à ma question: en avril 2013, où était l’hypertexte de fiction? En train de se la jouer «grands classiques» à la Library of Congress. En train de se faire déboulonner dans le Wired Magazine. Et en train, parallèlement, de gagner de nouveaux adeptes-praticiens sur un campus du New Jersey. Bref, un peu partout à la fois. Manière de dire, considérant qu’il s'agit d’hypertexte, que tout va bien.
[1] Szilak, Illya (24/04/2013) «Books That Nobody Read: E-lit at the Library of Congress», Huffington Post. En ligne: http://www.huffingtonpost.com/illya-szilak/e-literature_b_3124028.html (consulté le 1er mai 2013).
Pour accéder au site Web de l’exposition: http://dtc-wsuv.org/elit/elit-loc/ (consulté le 2 mai 2013).
[2] Johnson, Steven (16/04/2013) «Why No One Clicked on the Great Hypertext Story», Wired Magazine. En ligne: http://www.wired.com/magazine/2013/04/hypertext/ (consulté le 1er mai 2013).
[3] Zamora, Mia (2013) «Writing Electronic Literature», blogue du cours Introduction to Electronic Literature (ENG 4081 et ENG 5081), Kean University, session Printemps 2013. En ligne: http://eng4081-5081.blogspot.ca/ (consulté le 1er mai 2013).