Création poétique au vingtième siècle

(Source: Jean-Pierre Balpe dans HyperFiction)

Toute forme d’expression a toujours souffert de ne pas appartenir au medium dominant. Ainsi la littérature orale, majeure à la fois dans le temps historique et dans sa répartition géographique, faute d’avoir su inventer des outils de conservation adéquats — ce que ne réalise même pas l’enregistrement car il fige un moment particulier d’une expression par nature mobile et variable — a été fortement dévalorisée par le livre, medium fixe, industrialisable, facile à diffuser, commercialiser et transporter au point que depuis deux ou trois siècles nous avons fini par voir en lui le seul support littéraire possible. Hors du livre point de littérature!

Pourtant nous savons tous qu’il n’en est rien et que de très nombreuses créations littéraires ont existé avant le livre ou ont tenté d’exister hors de lui. La poésie, dans ce domaine est un exemple parfait qui, tout au long du vingtième siècle n’a cessé d’affirmer qu’elle disposait d’autres modes d’existence qui faisaient sa force créatrice. Nous commençons à nous apercevoir que le medium numérique a débloqué la situation en permettant de conserver des textes dynamiques, changeants, pluri-média… des textes non-standard si le standard est celui du livre. Les multiples sites Internet de poésie sonore, digitale, hypermédia, dynamique, etc. en sont de bons exemples. Cependant rien — si ce n’est l’excellent UBUWEB, dont j’ai déjà parlé dans ces pages mais qui est essentiellement centré sur la littérature nord américaine — n’existait encore sur le passé récent de ces écritures. Impossible donc de demander aux enseignants par exemple de donner à leurs élèves une idée des travaux qui occupent les poètes depuis près d’un siècle.
Une excellente initiative du CRDP de l’Académie de Grenoble vient de réparer cette lacune. Ce CRDP a en effet, dans sa collection Banques pédagogiques, publié en 2004 un cédérom intitulé « Créations poétiques au XX° siècle, visuelles, sonores, actions… » qui comble cette lacune et que l’on peut se procurer en s’adressant soit à l’adresse CRDP de l’académie de Grenoble, service VPC, 11, avenue Général Champon – 38031 GRENOBLE Cedex soit en leur envoyant un mail à edition.num@crdp.ac-grenoble.fr.

Ce cédérom, conçu comme un instrument pédagogique très riche en information, est structuré suivant cinq rubriques principales: comprendre, découvrir, pratiquer, s’informer.
« Comprendre » est la partie centrale. C’est un vaste hypertexte de navigation dans la création poétique visuelle, sonore, informatique comprenant de très nombreuses fiches d’information bien documentées et parfaitement claires mais également accompagnées d’images, de photos, d’enregistrements sonore, de textes informatiques dynamiques et de fragments vidéo qui, depuis la voix d’Apollinaire vont à celle de Christophe Tarkos (comme l’on sait hélas décédé très récemment) en passant par Dufrêne, Chopin, Heidsieck, Métail, Blaine, Hubault, Quitane, Prigent, Balpe, Bootz, Papp, Dutey, Gherban, etc. Et donc centrées essentiellement sur la création française même si, pour des raisons évidentes d’explications historiques on y trouve aussi des auteurs comme Marinetti, Hausmann, Schwitters (avec une vidéo de ce poète disant sa célèbre UrSonate à Londres en 1944) ou Brian Gysin. Cette remarque ne signifie pas bien entendu que seule la production française est, dans ce domaine, intéressante, mais qu’elle est mieux adaptée à la fonction pédagogique du cédérom. Rien n’empêchera en effet un enseignant de compléter ses éventuelles présentations par un recours à UBUWEB. L’ensemble, très bien conçu, représente un travail considérable et, notamment parce qu’il contient des documents d’archive très difficilement accessibles, me paraît être le seul outil aujourd’hui réellement utilisable dans ce domaine.

«Découvrir» est un autre mode de navigation dans le même hypertexte mais, cette fois-ci, par le nom des cinquante et un auteurs dont le cédérom contient des textes ou des enregistrements sonores ou vidéo. On peut toujours penser que cette liste n’est pas exhaustive mais ce cédérom ne se veut pas une encyclopédie et, il me semble, que la sélection faite est suffisamment représentative.
« Pratiquer » est la partie qui me semble la moins intéressante : elle reprend en effet dix-huit « pratiques d’écriture poétiques » — pour ne pas dire « jeux », du cadavre exquis au poème plastique en passant par le caviardage et le dactylo-poème — qui traînent déjà un peu partout dans tous les ouvrages pédagogiques sur la poésie. Il s’agit de fiches de travail assez sommaires, avec quelques exemples, en ce sens elles n’apportent rien de neuf. Leur seul aspect intéressant est lorsqu’elles s’appuient sur des pratiques d’écrivains confirmés, ce qui est rarement le cas. Il aurait peut-être été utile, par exemple, de montrer la distance entre le « jeu » brut et les résultats obtenus par les écrivains. On sait ainsi que plusieurs membres éminents de l’OULIPO, affirment que la contrainte n’est intéressante que si l’auteur se donne le droit de tricher avec elle. Licence qui n’est pas sans poser des questions de fond à la contrainte elle-même.
« S’informer » est une petite base de données divisée en quatre parties : agenda, calendrier de quelques manifestations du domaine ; associations, liste d’adresses et de contacts ; revues, liste de onze revues sans grand intérêt sauf lorsque l’adresse mail communiquée permet de se rediriger directement vers l’une d’elles. Mais cette liste aurait pu être plus vaste ou différente : décider des choix dans la production contemporaine s’avère encore une fois difficile. Enfin, « ressources », est une partie documentaire qui propose des informations bibliographiques (livres, cédéroms, compact disc) et renvoie à de très nombreux sites, ce qui n’est pas sans intérêt pour un lecteur qui voudrait approfondir sa connaissance du domaine. Cette rubrique renvoie même au «tanitel» ce serveur téléphonique de poésie sonore dont sont expliqués l’origine et le fonctionnement. Là encore ce n’est pas exhaustif, mais est-ce que ça pourrait l’être ?

«Lexique» enfin est, comme son étiquette l’indique, une liste des quarante deux termes les plus employés dans le cédérom dont elle constitue comme une mini-dictionnaire.
Malgré quelques réserves mineures, le travail ici est excellent, presque incontournable: ce cédérom, qui par la richesse de ce qu’il présente amène à voir d’un œil nouveau la création poétique du siècle dernier, devrait maintenant pouvoir être consulté dans toute bibliothèque, toute médiathèque, tout centre de documentation qui se respecte. C’est du moins ce que j’espère.