Toute forme d’expression a toujours souffert de ne pas appartenir au medium dominant. Ainsi la littérature orale, majeure à la fois dans le temps historique et dans sa répartition géographique, faute d’avoir su inventer des outils de conservation adéquats — ce que ne réalise même pas l’enregistrement car il fige un moment particulier d’une expression par nature mobile et variable — a été fortement dévalorisée par le livre, medium fixe, industrialisable, facile à diffuser, commercialiser et transporter au point que depuis deux ou trois siècles nous avons fini par voir en lui le seul support littéraire possible. Hors du livre point de littérature!
Pourtant nous savons tous qu’il n’en est rien et que de très
nombreuses créations littéraires ont existé avant le livre ou ont tenté
d’exister hors de lui. La poésie, dans ce domaine est un exemple
parfait qui, tout au long du vingtième siècle n’a cessé d’affirmer
qu’elle disposait d’autres modes d’existence qui faisaient sa force
créatrice. Nous commençons à nous apercevoir que le medium numérique a
débloqué la situation en permettant de conserver des textes dynamiques,
changeants, pluri-média… des textes non-standard si le standard est
celui du livre. Les multiples sites Internet de poésie sonore,
digitale, hypermédia, dynamique, etc. en sont de bons exemples.
Cependant rien — si ce n’est l’excellent UBUWEB,
dont j’ai déjà parlé dans ces pages mais qui est essentiellement centré
sur la littérature nord américaine — n’existait encore sur le passé
récent de ces écritures. Impossible donc de demander aux enseignants
par exemple de donner à leurs élèves une idée des travaux qui occupent
les poètes depuis près d’un siècle.
Une excellente initiative du
CRDP de l’Académie de Grenoble vient de réparer cette lacune. Ce CRDP a
en effet, dans sa collection Banques pédagogiques, publié en 2004 un
cédérom intitulé « Créations poétiques au XX° siècle, visuelles,
sonores, actions… » qui comble cette lacune et que l’on peut se
procurer en s’adressant soit à l’adresse CRDP de l’académie de
Grenoble, service VPC, 11, avenue Général Champon – 38031 GRENOBLE
Cedex soit en leur envoyant un mail à edition.num@crdp.ac-grenoble.fr.
Ce cédérom, conçu comme un instrument pédagogique très riche en
information, est structuré suivant cinq rubriques principales:
comprendre, découvrir, pratiquer, s’informer.
« Comprendre » est la
partie centrale. C’est un vaste hypertexte de navigation dans la
création poétique visuelle, sonore, informatique comprenant de très
nombreuses fiches d’information bien documentées et parfaitement
claires mais également accompagnées d’images, de photos,
d’enregistrements sonore, de textes informatiques dynamiques et de
fragments vidéo qui, depuis la voix d’Apollinaire vont à celle de
Christophe Tarkos (comme l’on sait hélas décédé très récemment) en
passant par Dufrêne, Chopin, Heidsieck, Métail, Blaine, Hubault,
Quitane, Prigent, Balpe, Bootz, Papp, Dutey, Gherban, etc. Et donc
centrées essentiellement sur la création française même si, pour des
raisons évidentes d’explications historiques on y trouve aussi des
auteurs comme Marinetti, Hausmann, Schwitters (avec une vidéo de ce
poète disant sa célèbre UrSonate à Londres en 1944) ou Brian Gysin.
Cette remarque ne signifie pas bien entendu que seule la production
française est, dans ce domaine, intéressante, mais qu’elle est mieux
adaptée à la fonction pédagogique du cédérom. Rien n’empêchera en effet
un enseignant de compléter ses éventuelles présentations par un recours
à UBUWEB. L’ensemble, très bien
conçu, représente un travail considérable et, notamment parce qu’il
contient des documents d’archive très difficilement accessibles, me
paraît être le seul outil aujourd’hui réellement utilisable dans ce
domaine.
«Découvrir» est un autre mode de navigation dans le même hypertexte
mais, cette fois-ci, par le nom des cinquante et un auteurs dont le
cédérom contient des textes ou des enregistrements sonores ou vidéo. On
peut toujours penser que cette liste n’est pas exhaustive mais ce
cédérom ne se veut pas une encyclopédie et, il me semble, que la
sélection faite est suffisamment représentative.
« Pratiquer » est
la partie qui me semble la moins intéressante : elle reprend en effet
dix-huit « pratiques d’écriture poétiques » — pour ne pas dire « jeux
», du cadavre exquis au poème plastique en passant par le caviardage et
le dactylo-poème — qui traînent déjà un peu partout dans tous les
ouvrages pédagogiques sur la poésie. Il s’agit de fiches de travail
assez sommaires, avec quelques exemples, en ce sens elles n’apportent
rien de neuf. Leur seul aspect intéressant est lorsqu’elles s’appuient
sur des pratiques d’écrivains confirmés, ce qui est rarement le cas. Il
aurait peut-être été utile, par exemple, de montrer la distance entre
le « jeu » brut et les résultats obtenus par les écrivains. On sait
ainsi que plusieurs membres éminents de l’OULIPO, affirment que la
contrainte n’est intéressante que si l’auteur se donne le droit de
tricher avec elle. Licence qui n’est pas sans poser des questions de
fond à la contrainte elle-même.
« S’informer » est une petite base
de données divisée en quatre parties : agenda, calendrier de quelques
manifestations du domaine ; associations, liste d’adresses et de
contacts ; revues, liste de onze revues sans grand intérêt sauf lorsque
l’adresse mail communiquée permet de se rediriger directement vers
l’une d’elles. Mais cette liste aurait pu être plus vaste ou différente
: décider des choix dans la production contemporaine s’avère encore une
fois difficile. Enfin, « ressources », est une partie documentaire qui
propose des informations bibliographiques (livres, cédéroms, compact
disc) et renvoie à de très nombreux sites, ce qui n’est pas sans
intérêt pour un lecteur qui voudrait approfondir sa connaissance du
domaine. Cette rubrique renvoie même au «tanitel» ce serveur
téléphonique de poésie sonore dont sont expliqués l’origine et le
fonctionnement. Là encore ce n’est pas exhaustif, mais est-ce que ça
pourrait l’être ?
«Lexique» enfin est, comme son étiquette l’indique, une liste des
quarante deux termes les plus employés dans le cédérom dont elle
constitue comme une mini-dictionnaire.
Malgré quelques réserves
mineures, le travail ici est excellent, presque incontournable: ce
cédérom, qui par la richesse de ce qu’il présente amène à voir d’un œil
nouveau la création poétique du siècle dernier, devrait maintenant
pouvoir être consulté dans toute bibliothèque, toute médiathèque, tout
centre de documentation qui se respecte. C’est du moins ce que j’espère.