Submitted by Joël Gauthier on
Letters to a Lover est un texte poétique en vingt-six fragments, composé par Heather Lee Schroeder et adapté en version Flash avec l’aide de Luca Marchettoni. Chaque fragment commence par une lettre de l’alphabet suivie des mots «is for» et du reste de la phrase. Par exemple: «H is for the house with the root cellar below and the hand pump in the kitchen that Frank built for Maggie before they married.» Lorsque l’internaute accède à l’œuvre, un dessin enfantin se forme progressivement à l’écran, juste avant que la première phrase n’apparaisse. Puis, lorsque l’internaute fait un clic de souris, la phrase disparait et un autre dessin s’ajoute au dessin précédent, suivi d’une nouvelle phrase. Au fur et à mesure que l’internaute progresse d’une phrase à l’autre, l’arrière-plan de l’écran se couvre de dessins superposés illustrant chacun des fragments du texte, présentés en ordre alphabétique. Une musique douce et répétitive, composée par Tony Moreno, accompagne l’œuvre.
L’internaute n’a de contrôle ni sur la musique, ni sur la vitesse à laquelle chacun des dessins se forme en arrière-plan, ni sur l’ordre de visualisation des fragments. Par contre, tant que l’internaute ne clique pas sur l’écran, la phrase en cours de lecture reste visible, ce qui lui laisse la pleine maîtrise de la vitesse à laquelle il parcourt l’œuvre.
Le texte de Letters to a Lover relate l’histoire d’un couple d’amants surpris par le mari de la femme alors qu’ils se rencontrent à la maison de celle-ci. Sous le coup de la colère, le mari tue l’amant, pendant que sa femme horrifiée assiste à la scène en le traitant de monstre. Arrêté par la police, il est envoyé en prison et condamné à mort. Le ton de l’œuvre est triste et troublant, jouant constamment sur les contrastes entre la violence des actes du mari et la tendresse des deux amants, mais aussi entre le passé heureux du jeune couple marié (la maison construite avec amour, les parties de cartes entre amis) et la fin tragique de leur histoire (l’épouse qui va rendre visite à son mari en prison, le procès, la pendaison). Sans porter de jugement, l’œuvre présente le drame dans toute sa violence tragique et inexplicable.
Plusieurs éléments du récit de Letters to a Lover laissent deviner que l’histoire se déroule quelque part dans les années 1930 ou 1940 (la pompe à eau dans la cuisine, les habits des protagonistes, etc.). Aussi, la forme choisie par l’auteure (division en fragments ordonnés alphabétiquement) rappelle les repères mnémotechniques utilisés depuis longtemps dans la tradition orale pour conserver la mémoire d’un évènement. On a ainsi l’impression d’entendre quelqu’un répéter une leçon, une histoire souvent entendue et mémorisée avec soin. Parallèlement, le caractère naïf et enfantin des illustrations nous laisse deviner la voix d’un enfant plutôt que celle d’un adulte. Est-ce la voix de l’enfant qui a été conçu lors de la dernière rencontre fatidique des deux amants et dont on apprend l’existence dans le dernier fragment du texte? Ou celle d’un de ses descendants? Le tout dernier mot à s’inscrire à l’écran, un «me» tracé en noir sur la toile formée par les vingt-six illustrations accompagnant les vingt-six phrases du texte, vient soutenir la thèse de la mémoire familiale. Le «me» qui narre le récit porte en lui la mémoire du drame, constitutif de son identité.
Bref, en abordant l’histoire d’un drame passionnel violent, Heather Lee Schroeder pose aussi la question de ce qui reste de nos ancêtres et de la complexité de leur héritage. L’enfant, conscient de l’histoire tragique qui l’unit à ses ancêtres, porte déjà en lui le poids irréductible de leurs erreurs.