Université du Québec à Montréal

La marge où l’homosexualité confine : subversion ou résistance

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Version inachevée, travail en cours

En 1977, un texte d’Hervé Guibert marque les esprits par l’obscénité qu’il met en scène. Les douze autoportraits qui composent La mort propagande se présentent, indépendants les uns des autres, comme les explorations des domaines du corps, de ses déjections, du sexe, de la violence et de la mort. Ils sont néanmoins ordonnés de façon à former le périple d’un « je » à travers ces épisodes, aboutissant à la mort physique. Volonté subversive, esprit de révolte ou de provocation puérile? Le lecteur peut y lire des attitudes et des objectifs divers. Un personnage se dessine pourtant à travers les expérimentations. Il s’agit d’un jeune homme d’une vingtaine d’années, H.G., dont les pratiques d’hygiène corporelle et de sexualité semblent ignorer les normes sociales, les tabous et les contraintes. Publié à l’époque où les sexualités « se libèrent », le texte se déploie sans allusion aucune à un ensemble de discours militants. Contrairement aux groupes qui n’hésitent pas à faire de la sexualité un fondement identitaire, le jeune homme H.G. occupe un espace marginal et y exerce ses pratiques dans un ordre de discours social différent de celui qui règne alors. Nous proposons ici de nous arrêter sur le texte et son contexte, ainsi que sur un pan de la pensée de Michel Foucault, afin de cerner la figure de ce sujet autoportraitiste dans une plus grande clarté.

 

Dans un entretien accordé à Bernard-Henri Lévy, l’année de la parution de La mort propagande, Michel Foucault met en garde contre un ralliement enthousiaste et une confiance aveugle envers les mouvements de libération sexuelle. Tel qu’il l’expose dans l’Histoire de la sexualité dont le premier tome paraît alors, les réseaux de pouvoir se ramifieraient autant dans les interdictions, les censures et les discours contraignants que dans une volonté institutionnalisée de libérer, de comprendre les êtres humains dans des normes plus souples ou individualisées. C’est là une normalisation du comportement qui peut avoir des effets de contrainte aussi importants que les actes répressifs, pense Foucault. L’exemple est alors donné des discours sociaux sur les enfants qui, plutôt que d’encourager une vision de l’enfant comme être polymorphe et pluriel, en font un être sexué et sexualisé, appauvri par « l’insularité sexuelle » qui le caractérise désormais. En réduisant des sujets à leur sexualité et en tentant de les comprendre par cet unique prisme, qui serait codifié, normé et balisé, on réduit les couleurs, les textures, la richesse nuancée de ces êtres pour en faire des items qui répondent ou ne répondent pas à des critères établis.

 

Foucault le mentionne en guise d’anecdote : le texte d’Hervé Guibert, quoique d’une sexualité explicite, contourne le piège où d’autres se leurrent. Il n’est pas anodin que l’auteur soit qualifié de « pervers polymorphe » par un journaliste du Monde en 1988[1] : c’est que certaines de ses œuvres, particulièrement La mort propagande, se limitent à l’exploration des marges et laissent libre cours aux catégories de pensée et de comportement non répertoriées par les normes sociales. Dans cet entretien entre Michel Foucault et B.-H. Lévy, c’est, en creux, une certaine vision de la jeunesse qui se déploie. Il s’agira pour nous de comprendre comment ce discours peut se coupler au texte de Guibert, comment il se vérifie dans l’œuvre littéraire.

 

Trois aspects du personnage nous semblent en dresser le portrait d’homme marginal, sans conscience des normes ou des tabous, au-delà de toute déviance répertoriée. La violence, le sexe et l’obscénité (incluant l’exhibitionnisme et le voyeurisme) constituent différentes facettes de la vie de ce H.G. D’entrée de jeu, la violence mise en scène choque par son caractère gratuit et débridé. L’effet de trop-plein se crée par l’accumulation, d’une violence provoquée froidement et dans l’indifférence du personnage :

 

Je suis pris d’une violente démangeaison au niveau des pieds et me mets à les gratter très fort, presque à les écorcher, le sang perce hors de la peau, ça m’apaise de voir quelque chose sortir. Puis les mains, je me mets à avoir les mains rouges, les veines presque éclatées sous la peau, ça peut éclater comme je veux. (p. 50)

 

Puis elle se mêle à l’érotisme, dans un effet d’accumulation encore, et le narrateur déballe le cours des actions comme une liste de faits égaux, presque anodins :

 

[…] je prends un papier pour écrire quelque chose, je me suis complètement déshabillé, j’écris et ça me fait bander, je me branle d’une main, j’ai une dent qui branle, il y a du sang sur la feuille, pas du sang romantique, de la sale eau globulée, décolorée, il n’a même pas de goût, sinon celui de ma fente au milieu de ma lèvre qui pendouille, j’ai une autre gueule, je débande […] (p. 68)

 

H.G. vient alors de se faire passer à tabac. Expérience peu traumatique pourtant, pour ce personnage qui a peu à faire de la psychologie ou de la réflexion. Celui-là ne revient pas sur ses expériences, il agit puis passe à un prochain tableau. En ce sens, il n’est pas le militant qui se lève contre la sexualité conventionnelle, ennuyeuse et trop normale. La mort propagande ne porte pas une thèse qui s’opposerait au discours social. Le personnage d’H.G. n’est qu’action, qu’elle soit obscène, voyeuriste, qu’elle donne le corps à sacrifier, à sexualiser, à exhiber. Si H.G. s’y jette si pleinement, ce n’est pas avec la conscience du rite de passage ni avec celle d’être un adulte ou seulement un adolescent.

 

            C’est avec son attention toute tournée vers l’objet du désir et vers les substances elles-mêmes que les chapitres s’enchaînent. La notion de désir n’a pas une place centrale dans cette économie de la débauche. Tout élément susceptible de retenir l’attention est traité en objet. Il n’y a pas de place pour que se développe un second sujet hors d’H.G. Même le voyeur, celui qui n’a pour désir que de voir en demeurant passif, se trouve autrement impliqué : « L’œil aspire. Il dirige sa queue vers le maelström suceur. Elle bondit, s’échauffe dans la main, prête à resserrer le cul à chaque secousse. Ça gicle. L’œil reçoit, s’aveugle. La spermée recouvre l’iris et le noie. » (p. 55) H.G. montre peu d’intérêt pour le désir lui-même. Malgré une telle présence du sexe dans La mort propagande, le jeune homme n’y est pas érotisé, il apparaît au contraire en créature mue comme un automate, répondant à des stimuli internes ou externes, mais en toute occasion dépourvue d’intériorité.

 

Guibert dépasse les représentations des interdits, les censures, les tabous, mais il fait fi aussi des revendications du mouvement pour la libération sexuelle. Il n’écrit pas seulement le sexe homosexuel tel qu’il gêne la société, il l’écrit de manière à faire rougir la société de l’importance cruciale qu’elle accorde au sexe. H.G. écrit de manière à ce que personne ne puisse avoir un discours déjà sur ce sexe, ni ne puisse l’intégrer ou le catégoriser. Le discours de Guibert ne pourrait pas être récupéré par qui que ce soit, de quelque groupe que ce soit. Aucun discours militant ne peut le contenir. Finalement, avec tant de sexe, le jeune homme arrive à incarner une figure repoussante, qui ne peut être pour le lecteur qu’un excès, comme s’il était apostrophé par sa lecture : « Tu la vois, la société sexuelle à laquelle tu appartiens? Elle te repousse toi-même. » C’est dire que le personnage de Guibert ne prend forme réellement que dans la réaction du lecteur.

 

En somme, à en croire Foucault, il n’y aurait pas de véritable subversion dans La mort propagande, pour le moins pas au sens des « libérateurs de la sexualité ». Le jeune homme a une vie sexuelle confinée à la marge, il expérimente sans prétendre assouplir les catégories ou en créer de nouvelles. Une manière de dire, peut-on penser, « Voici ce que je pense de la sexualité telle qu’elle façonne et dirige nos vies » plutôt que, comme le clament les militants de la liberté sexuelle, « Voici ce que je pense de votre sexualité ». Pour balayer définitivement le terme de « subversion », nous pourrions dire qu’il s’agirait davantage d’un déplacement du discours, qui confine le jeune homme à la marge, à celle-là qui n’a pas pour finalité de devenir la nouvelle norme.

 

En cette première apparition littéraire du jeune homme H.G., la marge n’est pas le lieu de réclusion ou de stigmatisation sociale que certains craindraient; il s’agit, au contraire, d’un débordement des normes. Pour revenir au propos de Michel Foucault, le texte littéraire atteint ici une productivité capable de résistance face au « toujours plus de sexe » de la société : « Pour résister, il faut qu[e la résistance] soit comme le pouvoir. Aussi inventive, aussi mobile, aussi productive que lui. Que, comme lui, elle s'organise, se coagule et se cimente. Que, comme lui, elle vienne d'en bas et se distribue stratégiquement. »[2] H.G. ne se leurre pas à la manière des mouvements de libération sexuelle qui clameraient « Sous les pavés, la plage ». Il ne fait pas voir un plaisir abouti dans l’assouplissement des normes de la sexualité. Il résiste plutôt au quadrillage de la société actuelle. La mort propagande apparaît comme un décalage, non pas comme une négation à l’endroit de la structure sociale existante mais comme une légèreté, une insouciance et une ignorance de ce que normalement cette structure impose au corps.

 

Dans la continuité de la pensée de Foucault, nous pourrions classifier le travail de Guibert en opposition à celui de Wilde ou de Gide : il ne s’agit pas d’une introspection honnête, de l’accueil d’un étranger au sein de la marge que constituent les communautés homosexuelles. Au contraire, La mort propagande fait fi à première vue des zones sociales, du centre, de la marge, et paraît même s’adresser au lecteur sans reconnaître quelque distance entre lui, lecteur conventionnel, et le narrateur, homme homosexuel. Guibert s’extraie par là de la politique que les minorités tendent à reconnaître pour mieux se faire entendre, pour mieux s’intégrer au « centre », pour l’élargir et lui permettre de contenir et policer de plus en plus de réalités. Un pied-de-nez au pouvoir tel qu’il se constitue et se consolide dans les sociétés contemporaines.

 

 

Bibliographie

Foucault, Michel. « Non au sexe roi », (entretien avec B.- H. Lévy), Le Nouvel Observateur, no 644, 12-21 mars 1977, pp. 92-130.

Guibert, Hervé. La mort propagande, Paris, Gallimard, « l’arbalète », 2009, 118 p.

Poirot-Delprech, Bertrand. « Hervé Guibert, pervers polymorphe», Le Monde, 7 octobre 1988.



[1] Bertrand Poirot-Delprech, « Hervé Guibert, pervers polymorphe», Le Monde, 7 octobre 1988, p. 11.

[2] Michel Foucault, « Non au sexe roi », (entretien avec B.- H. Lévy), Le Nouvel Observateur, no 644, 12-21 mars 1977.

 

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Comments

Geneviève Lanthier's picture

Je tiens à préciser que je n'ai pas lu le texte dont-il est question ici (alors je serai peut-être dans le champ avec ce commentaire) et je suis également consciente que c'est une version inachevée de ton travail. À plusieurs reprises dans ton texte, j'ai remarqué que tu parlais de la marge, de l'espace marginal, etc. Je me demandais si tu pouvais développer davantage ce point, car il me semble intéressant et important pour ton travail (d'où le titre j'imagine). Qu'est-ce que représente cet espace dans le texte? Quel est-il? Est-ce que c'est quelque chose qui se trouve hors de la société ou est-ce que c'est un espace marginal qui peut se trouver à l'intérieur de celle-ci?