Littératures d’outre-tombe: ouvrages posthumes et esthétiques contemporaines (Salon Double)

Salon double
Landry, Pierre Luc
Dossier thématique, dirigé par Pierre Luc Landry, publié sur Salon double en avril 2013.

Introduction [Littératures d’outre-tombe: ouvrages posthumes et esthétiques contemporaines]

Les exemples d’oeuvres posthumes sont multiples; ainsi, Ecce Homo de Friedrich Nietzsche, Gaspard de la nuit d’Aloysius Bertrand, La mort heureuse d’Albert Camus et 2666 de Roberto Bolaño ont tous été publiés —et reconnus comme de grands textes— après la mort de leurs auteurs. Il convient de s’interroger sur cette pratique de publication et sur son impact sur les littératures actuelles, celles qui sont en train de se faire et dont la réception n’est pas encore fermée par un discours académique et institutionnel. Salon double propose, à travers ce dossier, d’interroger certains ouvrages publiés récemment de façon posthume. Peu importe l’année de la mort de leur auteur; ce qui nous intéresse, c’est de questionner l’inscription (ou non) de ces titres dans les littératures actuelles. Il apert d'emblée que le sujet du présent dossier est assez problématique. Il soulève un nombre incalculable de questions intitutionnelles, poétiques, esthétiques, etc., auxquelles nous n'avons pas souhaité répondre: nous avons plutôt choisi de laisser carte blanche à nos collaborateurs, qui ont abordé différents cas que nous vous présentons ici.

L'auteur n'est pas mort

Il semble impossible, en lisant «Testament» de Vickie Gendreau, de faire abstraction du contexte très singulier dans lequel le roman a été écrit. Quelle que soit la plateforme médiatique sur laquelle le livre est présenté (depuis «La Presse» et «Tout le monde en parle» jusqu’aux blogues «undergrounds»), le texte et son auteur paraissent partout indissociables: l’épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête de l’écrivaine –atteinte d’un cancer au cerveau– oriente la lecture du livre et justifie l’œuvre. Vickie Gendreau a rédigé son roman parce qu’elle est condamnée. Pondu en un été et publié en septembre 2012 au Quartanier, «Testament» témoigne de l’urgence de vivre, d’écrire, d’être entendue. À l’opposé de la publication posthume d’un roman inachevé, écrit par un auteur prématurément happé par la faucheuse, se trouve peut-être le type d’ouvrage publié par Vickie Gendreau, qui lègue mots et fennecs à ses amis dans une œuvre testamentaire publiée «avant sa mort et dans la perspective de celle-ci.

Posthume et postérité: un dialogue irrésistible

«Suite française» et «Les Bienveillantes» sont deux romans musicaux, construits et organisés comme des suites de tableaux-danses, dont les harmonies et les dissonances construisent un jeu troublant sur les conceptions sur la postérité du phénomène qui leur sert de leitmotiv: l’Holocauste. Pour le roman d’Irène Némirovsky, la question est d’autant plus vertigineuse qu’il s’agit d’une œuvre posthume. En effet, miraculeusement retrouvé et publié en 2004, plus de 70 ans après la mort de l’auteur à Auschwitz, à la suite des mêmes événements décrits dans son récit non autobiographique, «Suite française» participe non seulement d’une discussion sur la nature du posthume, mais aussi d’une interrogation sur le fonctionnement problématique de la réception dans des situations où le destin de l’écrivain est indissolublement lié à l’histoire de l’œuvre. Ce rapport se complique davantage dans le cas des «Bienveillantes», le roman de Jonathan Littell publié en 2006 et source d’acclamations et de critiques virulentes à la fois. Le lecteur est confronté d’abord à un narrateur difficile –nous y reviendrons–, ensuite à une sorte d’équilibrisme narratif entre fiction, morale et histoire et, finalement, à sa propre mémoire littéraire, récemment enrichie par la contribution décalée de Némirovsky.

Un roman né posthume

La nuit du premier au 2 novembre 1975, Pier Paolo Pasolini mourrait assassiné à Ostie, près de Rome. C’est une mort qui demeure énigmatique, dont les circonstances ont été cachées pendant trente ans, et sur laquelle une enquête a été rouverte en 2009. Pasolini a laissé derrière lui une production immense et très diversifiée, allant de la prose à la poésie, du théâtre au cinéma, de la critique littéraire à la réflexion politique. Lors de sa mort, l’écrivain était en pleine activité et s’occupait de plusieurs projets littéraires et cinématographiques qui se trouvaient à des états d’avancement divers.

Un roman inédit et inachevé de 1952 peut-il être avant-gardiste?

Depuis un an, Emmanuel Deronne a entrepris un travail assez complexe, nouveau pour lui et éloigné de sa spécialisation d’enseignant-chercheur en linguistique. Il s’agit de publier ou de republier une partie des œuvres de son père, le romancier Voltaire Deronne, alias Robert Reus (1909-1988). Les romans autrefois publiés, «La Foire» (1946; réédité en 2012) et «L’Épidème» (1947), ne trouveront à cette occasion «qu’» une seconde vie: ils ont déjà fait partie intégrante de la production littéraire de leur époque («La Foire» a figuré au dernier tour du prix Cazes). Mais les œuvres inédites (une vingtaine d’œuvres de 1945 à 1960 puis de 1973 à 1988 environ) posent ce problème d’une éventuelle naissance «postmaturée» et donc du statut étrange des œuvres du passé apparaissant dans l’horizon littéraire d’une époque qui n’est plus la leur et à laquelle elles n’étaient pas destinées.

La mort au kaléidoscope

Hervé Guibert, qui contracte le virus du sida dans les années 1980, produit une importante partie de son œuvre étant témoin de la dégradation fulgurante et prématurée de son corps. Il est l'auteur d'une vingtaine d'ouvrages, dont quelques-uns sont publiés après son décès survenu à l'aube de ses trente-six ans. L'écriture posthume, chez Guibert, se joue dans et par l'énonciation, elle est un souvenir laissé à l'Autre ainsi qu'une tentative de survivance. Comme nous le verrons, les textes posthumes de Guibert rendent compte d'un déploiement remarquable de sa relation à sa mort prospective; celle-ci est désirée, haïe, déplacée, fragmentée, camouflée, niée, etc.

Entre la honte et l’image

Nelly Arcan (Isabelle Fortier) s’est tuée le 24 septembre 2009. Le tranchant de son verbe, la précision constante de sa phrase prouvaient qu’elle traitait l’écriture en orfèvre, quel qu’en soit le support, de la publication au Seuil aux chroniques qu’elle publia dans le maintenant défunt hebdomadaire culturel de Québecor, Ici, qui furent d’ailleurs les seuls textes que je lus d’elle de son vivant. En apprenant qu’elle s’était tuée, je me rattrappai aussitôt, lisant tous ses livres en succession, non sans éprouver la honte de m’être mis à la lire parce qu’elle était morte. Je me sentais idiot.

Le Passé défini, un journal posthume adressé aux lecteurs de l’an 2000

Jean Cocteau a tenu de nombreux journaux personnels de 1911 jusqu’à sa mort en 1963. Il a publié de son vivant la majorité de ces textes: «Opium. Journal de désintoxication» en 1930, «Retrouvons notre enfance» en 1935, «Tour du monde en 80 jours (mon premier voyage)» en 1937, «La Belle et la Bête. Journal d’un film» en 1946, «La Difficulté d’être» en 1947, «Maalesh. Journal d’une tournée de théâtre» en 1949 et «Journal d’un inconnu» en 1952. Trois des journaux du poète sont imprimés après sa mort: «L’Apollon des bandagistes, Journal 1942-1945» et «Le Passé défini». Nous ne connaissons pas l’intention du diariste quant à la publication des onze feuillets composant le manuscrit d’«Apollon des bandagistes». Toutefois, si les notes du «Journal 1942-1945» ne nous renseignent pas sur la volonté de l’auteur de publier son texte, cette information est élucidée par Jean Touzot, éditeur de l’ouvrage. En effet, «Journal 1942-1945» est posthume par défaut, Cocteau n’ayant pas trouvé d’éditeur après la guerre, certainement à cause de l’ambiguïté de son attitude durant le conflit. Le poète ne programme une publication posthume que pour «Le Passé défini».