Entre jardin et désert: du devenir scénique des mauvaises herbes
Le désert avance1 est une pièce de Marc-Antoine Cyr où il est question de l’ineffabilité de la mort et de l’impossibilité du deuil, thématiques qui sont abordées par l’intermède des figures du jardin et du désert. Il ne s’agit donc pas d’une fiction qui met de l’avant un imaginaire de la désanthropologisation. On y rencontre une famille dont la mère, Mélina, est une jardinière qui combat une maladie sans nom. L’action se déroule au jardin de leur maison de banlieue durant le dernier été de cette femme ; un été particulièrement chaud, ensoleillé, et surtout, sec. Tandis que la sécheresse s’empare du jardin de Mélina, la maladie progresse elle aussi. Cet essor est partagé entre eux, au point que l’on observe un rapport de correspondance entre l’espace du corps de la mère et de sa cour. Des mauvaises herbes poussent sur les bras de Mélina au même rythme qu’elles envahissent ses plates-bandes délaissées.
La pièce offre en ce sens une représentation d’une désertification de soi :
Mélina. — Le désordre ici. Pourrais pas avoir un peu de pluie de temps en temps ? Non ? Avant que ça devienne… un désert. (elle échappe l’arrosoir, elle regarde ses mains) C’est toi qui t’avances sur moi, ou ben c’est moi qui recule 2?
Cette désertification des deux sujets m’amène à concevoir la relation de la jardinière et son jardin comme étant sympoïétique3. Tous deux sont terre grasse (ou mauvaise terre comme dirait la tragique Mélina dans une boutade chargée des jugements présumés de son fils 4), altérés dans leur juxtaposition à l’imaginaire du désert qui joue ici le rôle d’une altérité radicale agissant matériellement sur eux. Leur devenir est co-constitutif par leur enchevêtrement végétal dans cette course contre la mort. La conclusion de ce processus qui se présentait déjà dans le fond et la forme de la pièce se trouve dans les didascalies de la dernière scène : « Le jardin est maintenant dans une pagaille totale et sèche. C’est l’agonie. C’est le désert 5. » Puis, à la page suivante : « Les mauvaises herbes sont maintenant au plus haut. Le désert s’est avancé sur Mélina, bientôt pour la prendre avec lui 6. »
Après ma première lecture de la pièce, je m’interrogeais quant aux effets que produit une telle corrélation formelle entre jardin et désert, considérant qu’ils ont tous deux longtemps été considérés comme des espaces antagonistes 7. Je considérais qu’il s’agissait d’une étrangeté d’envisager un microcosme tel un jardin devenir un désert au courant d’un seul été. Mais comme me le rappelle Catherine Cyr lors de mon exposé sur cette pièce, qu’est-ce que l’art si ce n’est un lieu qui ne répond pas aux exigences du réel… Les imaginaires que juxtapose le dramaturge dans Le désert avance sont bel et bien conflictuels, toutefois sa création suggère que la mort y est conçue comme ce devenir-désert de la femme-jardin, ce qui, je crois, est innovateur en soi. Elle ne serait alors pas ce vide existentiel, qui rappelle d’ailleurs cette conception erronée de l’espace désertique 8, mais plutôt le retour de la pluie, comme c’est le cas chez Mélina à la fin de la pièce9.
Par son travail formel intervenant sur des lieux communs de la littérature et de la dramaturgie, l’auteur les mets à jour grâce à un devenir scénique qui invite la coprésence effective et pragmatique des plantes sur scène. Les didascalies suggèrent notamment ce temps végétal de la croissance des mauvaises herbes qui serait une occasion intéressante de tenter de rendre compte de cette agentivité de l’autre qu’humain au théâtre.
Je me permets l’usage du trait d’union pour pointer vers cette notion et cette identité composite (devenir-désert, femme-jardin) qui dans leur développement participent à une reconfiguration des arts vivants qui tend vers une pratique post-anthropocentrée, sans que la pièce en soit elle-même un exemple éloquent.
Je lis maintenant cette œuvre de Marc-Antoine Cyr comme un déplacement ou une proposition de resignification de ces figures de l’autre qu’humain qui contribue au changement de paradigme que témoigne la nouvelle place donnée au vivant dans les arts.
En offrant une représentation alternative de ces imaginaires, ce récit participe à la construction des savoirs à leur sujet. Les épreuves du personnage de Mélina me rappellent cette citation de Rachel Bouvet dans Pages de sable : essai sur l’imaginaire du désert :
Trouver beau ce que l’on a soi-même construit n’a en soi rien d’étonnant : dessiner un jardin, c’est rendre concret un objet de pensée. Il existe autrement dit une parfaite adéquation entre le paysage intérieur des jardiniers et leur réalisation, une totale correspondance entre l’objet de pensée et la réalité physique est remodelée. Par contre, apprécier un paysage dit naturel (comme un désert) suppose une relation différente à l’environnement, une transformation de la sensibilité 10 .
Le désert avance collabore alors peut-être à remplir de compost le fossé du grand partage de l’enchantement.11
Ajouter un commentaire