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Baie James: Le rapport québécois à la nature et à l’Autre à l’ère d’un grand bouleversement

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En avril 1971, le gouvernement Bourassa annonce le projet hydroélectrique de la Baie James, qui changera à jamais la façon dont les québécois consomment l’électricité. Ce gigantesque chantier transformera également notre rapport à l’environnement et mettra de l’avant nos rapports tendus et souvent irrespectueux avec les peuples autochtones qui vivent aux abords du territoire convoité. « Le « projet du siècle », symbole du savoir-faire technique des Québécois, doit générer plus de 100 000 emplois. Or, les Autochtones qui vivent dans cette région n’ont aucunement été consultés ni même informés que leur territoire serait en partie inondé. »[1]

Les paysages seront dénaturés par une machinerie à ciel ouvert et les peuples autochtones avoisinant les rivières concernées devront migrer et faire place aux chantiers. Mais les québécois sont fiers : de cette appropriation d’une source d’énergie renouvelable, de cette appropriation de leurs besoins futurs en électricité. Une identité nouvelle se dessine, mais au détriment de qui, au détriment de quoi.

Ce projet important mais contesté de la société québécoise forcément contribuer à forger notre vision identitaire, notre façon de nous positionner face au reste du monde. Je tenterai, à travers les archives de La Presse de l’époque et l’essai Puissance Nord de Caroline Desbiens[2], de saisir l’influence du chantier de la Baie James sur notre rapport au non-humain et au territoire, tout en essayant de mieux comprendre nos relations avec l’Autre, ici, les peuples autochtones.

Car le projet de la Baie James n’affectera pas uniquement le rapport des québécois avec la nature et le territoire, qu’il réalisent alors presqu’infini, mais aussi leur rapport avec l’Autre. Car si la cour a d’abord tranché en faveur des Cris, arrêtant momentanément les travaux, et forçant une négociation entre le gouvernement et les peuples autochtones, la construction de ces barrages demeure un affront de taille à la nature et aux traditions des nations qui se trouvent sur le lieu désormais transformé, à jamais trasnfiguré.

Pour mieux saisir la dualité des voix, je confronterai la découverte d’une nouvelle identité nationale et l’appropriation d’une notion de territoire à la parole dure et inquisitrice (sans doute plus réaliste) de l’œuvre phare Je suis une maudite Sauvagesse, d’An Antane Kapesh[3], autrice innue déracinée de son Grand Nord par le gouvernement quelques décennies plus tôt: « Quand le Blanc a voulu exploiter et détruire notre territoire, il n’a demandé de permission à personne, il n’a pas demandé aux Indiens s’ils étaient d’accord. »[4] Antane Kapesh, dans son essai, trace en filigranes le portrait de son propre rapport à la nature, et celui de son peuple.

En liant ces deux essais, j’espère tracer des parallèles et comparaisons issus de cette dichotomie des usages de la nature.

Les québécois, comme la majeure partie de la société occidentale de l’époque, placent l’humain au-dessus de la nature. La Cour d’appel du Québec ira même jusqu’à l’énoncer clairement en renversant la décision du juge Malouf, statuant que « l’intérêt de millions de Québécois » prime sur celui « d’environ deux mille de ses habitants ».[5] L’économie régit la réflexion et la société.

Par opposition à cette vision « blanche », les peuples autochtones voient leur existence imbriquée dans la nature et la respectent avant tout, comme en fait la démonstration Kim O’Bomsawin dans son documentaire Je m’appelle humain [6]. Ce barrage est donc une menace pour leur mode de vie, mais aussi et surtout, témoigne d’une incompréhension de l’importance du territoire et de la nature pour les peuples autochtones.

Comme le souligne Caroline Desbiens, dans l’essai Puissance Nord, « si la Baie James appartenait à tous les  Québécois […] cette appartenance relevait beaucoup plus de l’ambition que de la réalité. L’analyse des discours et des images diffusés pendant la phase initiale du projet de la Baie James révèle à quel point les Québécois du Sud souhaitaient qu’on leur reconnaisse une certaine autochtonie nordique :  les  Québécois  affirmaient  en  effet  leur  présence  ancestrale  dans le Nord en réécrivant les origines de la région à travers un discours de  découverte,  de  conquête  et  d’innovation  par  le  développement.  Ils considéraient que leur passé et leurs gènes les connectaient à cette terre, poussés comme ils l’étaient par « un atavisme qui leur viendrait de lointains  ancêtres,  trafiquants  de  fourrures,  coureurs  de  bois,  mâtinés  de  sang indien»[7].

Les mots de Desbiens font écho à ceux d’Antane Kapesh, alors que nous entamons encore une fois, avec l’expansion des oléoducs, la trahison et la transgression d’un territoire qui ne nous appartient pas.

 

[1] Radio-Canada, La convention de la Baie James, un traité historique pour le Québec et pour les Cris.

[2] Desbiens, C. (2014), Puissance Nord.

[3] Antane Kapesh, Je suis une maudite Sauvagesse.

[4] Antane Kapesh, A., op.cit., p. 15.

[5] Radio-Canada, op.cit.

[6] O’Bomsawin, K. (réal.). (2020), Je m’appelle humain. Québec : Maison 4 :3.

[7] DESBIENS, C. (2014), Puissance Nord, Presses de l’Université Laval, p.9.

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Commentaires

Votre réflexion soulève plusieurs questions qui pourraient être grandement enrichies par les théories de l’éthique du care1, l’écoféminisme et les théories postcoloniales et décoloniales.

Il est très intéressant — et je crois impératif — de se questionner sur le rapport hypocrite que nous entretenons avec la nature lorsqu’on ne travaille pas à faire cesser son exploitation. Trop souvent, l’ambition d’ancrer l’écriture dans une relation avec la nature devient une appropriation violente d’un territoire auquel nous nous identifions, perçu comme un objet à posséder alors qu’elle n’appartient à personne, d’autant plus qu’il est historiquement et actuellement volé et exploité.

Comme mentionné dans votre réflexion, des projets comme celui de la Baie-James affectent notre rapport à l’Autre, plus particulièrement notre rapport aux premières nations; peut-être que se trouve là une piste de démarche décoloniale. Comme Annie Dillard, dans Une enfance américaine, découvre le racisme dans la classification des livres d’histoire à la bibliothèque locale — « Près du mur le plus éloigné et sous les fenêtres à vitraux, situées à trois mètres du sol, de sorte que personne ne pouvait rien voir dehors […] se trouvaient les dernières, les plus sombres et les plus mystérieuses des étagères d’ouvrages non romanesque : Histoire noire et Histoire naturelle »2 peut-être pourrions nous considérer le racisme à partir des conséquences environnementales, mais aussi sociales de l’exploitation de la nature. Peut-être qu’en observant et en apprivoisant davantage la nature, en premier lieu sur un plan individuel, arriverons nous à opérer un renversement social de notre rapport à l’Autre. L’idée n’est pas de naturaliser l’existences des gens des premières nations, mais plutôt de respecter et d’assumer que nous vivons, marchons, écrivons, créons, sur des terres non-cédées.

Notes :

  1. « In a nature cultural world in which politics and ethics conflate in biopolitics, alterbiopolitical interventions are about working within bios with an ethics of collective empowerment that puts caring at the heart of the search of transformative alternatives that nurture hopeful thriving for all beings. »

Bellacasa, Marìa Puig De La, « Alterbiopolitics », Matters of Care, University of Minnesota Press, 2020, p.167.

2. Annie Dillard, Une enfance américaine, France, Christian Bourgois éditeur, 2017, p.114.