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Pensée écologique et hyperobjets: vers une esthétique de la hantise

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MORTON, T. (2013). Hyperobjects : Philosophy and Ecology after the End of the World. Minneapolis: University of Minnesota Press.

Spécialiste de la littérature britannique des 18e et 19e siècles, des études de genre, du posthumanisme et des « animal studies»[1], Timothy Morton est reconnu pour le développement d’une pensée écologique se situant dans ce que l’on nomme les « nouveaux matérialismes ». Plus particulièrement, il est associé à l’ontologie orientée-objet (« object-oriented ontology (OOO) ») (Morton, 2013 : 2), une ontologie qui place l’existence des objets, et non des humains, au fondement de la réalité. Dans l’ouvrage Hyperobjects: Philosophy and Ecology after the End of the World, il développe un pan de l’OOO à partir de ce qu’il nomme les « hyperobjets ». Parmi les objets qui existent, Morton reconnaît en effet les « hyperobjets », des objets qui, par leur grosseur et leur immensité, bouleversent les catégories de temps et d’espace, et permettent de comprendre autrement la réalité – la réalité écologique, notamment.

            Les hyperobjets que sont, par exemple, les matériaux nucléaires, les objets manufacturés qui résistent à la dégradation (le Styrofoam ou les sacs de plastique) (ibid. : 1) ou le réchauffement planétaire (« global warming ») (ibid. : 7), ont en commun de se déployer sur un temps long, d’investir un espace étendu et d’être toujours là. En effet, même si on ne peut les appréhender qu’une partie à la fois, leur existence est telle que nous y sommes toujours plongé.es et qu’ils collent (« they “stick” ») (ibid. : 1) à nous et aux êtres qu’ils enrobent. Les hyperobjets permettent ainsi de penser l’interrelation, dans le temps et l’espace, des objets entre eux. Surtout, et c’est le point sur lequel je voudrais m’attarder, par le mode de présence-absence avec lequel ils se manifestent aux humains, les hyperobjets font de la hantise et de la spectralité une manière privilégiée de penser la réalité écologique et d’ouvrir conséquemment des voies d’exploration esthétique.

            Opérant une critique des esthétiques environnementales qui prennent appui sur les notions de « Nature » et de « monde », esthétiques qui contribuent à entretenir une scission, d’une part, entre ce qui est humain (ou ce qui fait sens pour l’humain – le monde), et ce qui ne l’est pas (l’autre qu’humain), et, d’autre part, entre ce qu’il faudrait protéger (la Nature) et ce dont il faudrait se débarrasser (les déchets, la pollution), alors qu’il n’y a aucun ailleurs où envoyer ce qu’on ne voudrait pas voir, Morton propose de considérer la réalité sur la base de ce qu’il nomme, en s’inspirant d’une image du Bouddhisme tibétain, un « charnel ground » (ibid. : 126). Le « charnel ground » est un lieu, écrit-il, « of life and death, of death-in-life and life-in-death, an undead place of zombies, […] ghosts, […] radiation, […] and pollution » (id.). Ce lieu en est un de hantise, où les objets, vivants et non-vivants, n’apparaissent jamais complètement selon ce qu’ils sont, mais aussi autrement, portant la trace de ce qu’ils ont été, de ce qu’ils pourront être et de leurs interrelations. Morton décrit notre coexistence avec les objets, qui sont étranges, fantomatiques (ibid. : 195), comme une « intimité spectrale » (« spectral intimacy ») (ibid. : 193).

La pensée écologique de Morton s’incarne dans des formes d’art qui donnent à sentir ce malaise, voire ce trauma. L’œuvre de l’artiste française Anaïs Tondeur, intitulée Tchernobyl Herbarium, est un bon exemple d’un art de la hantise écologique, un art « miniaturisé »[2] de l’hyperobjet. À travers des photogrammes représentant la trace de la radiation nucléaire laissée sur des plantes ayant poussé dans la zone d’exclusion de Tchernobyl, cette œuvre révèle à la fois les plantes elles-mêmes, en tant qu’empreintes, c’est-à-dire présentes dans leur absence, à la fois l’hyperobjet qu’est la radiation nucléaire. Qualifiant les photogrammes de Tondeur de « photogrammes hantés », Kyveli Mavrokordopoulou écrivait à leur propos dans la revue esse :

Traditionnellement, un herbier comprend la plante ou la fleur séchée. L’herbier de Tchernobyl est donc de nature particulière : c’est un herbier sans plantes. Toutefois, il dénote leur présence, esquissant leur contour et leur forme, ainsi que la radioactivité qu’elles renferment. Il ne présente pas l’objet en soi, seulement son ombre. (Mavrokordopoulou, 2020 : 35)

Cet herbier rappelle le trauma de la catastrophe, donne à voir la toxicité qui colle aux objets et nous renvoie à ce que Morton nomme une « très large finitude » (« very large finitude ») (Morton, 2013 : 60), la durée d’existence de la radiation s’étendant sur des dizaines de milliers d’années.

Pensée de la globalité, de l’inconfort et de la menace, la pensée écologique de Morton invite ainsi à une lecture de l’art qui laisse percevoir les relations spectrales qui lient les objets dont nous, humain.es, ne sommes qu’une simple déclinaison.

 

[1] Voir la fiche de l’auteur sur le site du Département d’anglais de la Rice University à Houston, au Texas : https://english.rice.edu/faculty/timothy-morton.

[2] L’expression est de Morton lui-même, dont un bref commentaire du livre Tchernobyl Herbarium de Michael Marder et Anaïs Tondeur apparaît sur le site Fondation Mindscape. Morton écrit : « In this beautiful book, Michael Marder and Anaïs Tondeur reflect deeply on the hyperobject that is the nuclear radiation from Chernobyl through the device of the herbarium, miniature ecosystems that botanists used in the Victorian period ».

 

Bibliographie

MARDER, M. et TONDEUR, A. (2016). The Chernobyl Herbarium : Fragments of an Exploded Consciousness. London: Open Humanities Press. Disponible en ligne à l’adresse : http://www.openhumanitiespress.org/books/titles/the-chernobyl-herbarium/.  (L’œuvre existe également en français sous le titre : Tchernobyl Herbarium : Fragment d’une conscience en éclat. Paris : Fondation Mindscape, 2016.)

MAVROKORDOPOULOU, K. (2020). « Du temps et des fleurs contaminées : sur l’œuvre de Susanne Kriemann et d’Anaïs Tondeur / Of Time and Contaminated Flowers: On the Work of Susanne Kriemann and Anaïs Tondeur. » esse arts + opinions, numéro 99, p. 32-39. Disponible en ligne sur le site de Suzanne Kriemann : http://www.susannekriemann.info/wp-content/uploads/2017/04/Esse_PLANTS_SK_Kyvelli.pdf.

MORTON, T. (2013). Hyperobjects : Philosophy and Ecology after the End of the World. Minneapolis: University of Minnesota Press.

TONDEUR, A. Chernobyl Herbarium. Site internet d’Anaïs Tondeur consulté le 1er mars 2020 : https://anaistondeur.com/chernobyl-herbarium.

 

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Commentaires

Portrait de Yannick Ouellette-Courtemanche

Bonjour Esther, je tenais tout d’abord à te dire que j’ai trouvé très intéressante la manière dont tu présentais le texte de Morton. Sa pensée ainsi que l’horizon ouvert par les nouveaux matérialismes semblent définitivement être des propositions fascinantes et surtout innovatrices, au point de nous faire examiner différemment la constitution possible du monde. Ton texte m’a présenté tout un champ spéculatif que j’aimerais apprendre à connaitre davantage.

Les « hyperobjets », qui sont au cœur de ton analyse, me semblent ainsi être une catégorie fort pertinente pour repenser le rapport entre humains et objets et minimiser la prépondérance du premier sur le second, prépondérance que nous a léguée une très longue tradition intellectuelle et métaphysique. La catégorie est par contre sans doute encore plus intéressante pour proposer une réflexion écologique. Le temps très long dans lequel s’articulent les problèmes que nous causons, ainsi évidemment le plastique qui ne finira probablement jamais de se désagréger en morceaux de plus en plus petits ou le CO2 qui restera dans l’atmosphère pour les prochains millénaires, est ainsi largement invisible, car ces problèmes sont médiat et indirects.

Le concept que tu développes permet ainsi de rendre pensable, ou plutôt d’obliger la conscience à figurer le fait que le champ effectif d’existence des produits issus des activités humaines dépassent maintenant les temps historiques auxquels sont habitués l’humanité et débordent vers des temporalités inhumaines (les tentatives de réfléchir à l’enfouissement de matières radioactives, dont l’existence dépassera la durée de toutes les civilisations humaines, de toutes les langues et de tous les symboles capables de retenir et d’exprimer le danger de ces objets en est un autre bon exemple). Tout comme le concept de « Slow violence », cette catégorie me semble avoir également un usage narratif, en cela qu’il présente dans un cadre discursif manifeste ce qui n’était qu’au bord de la conscience.

Bien que je comprends que ce n’était pas le sujet principal de ton commentaire, j’aurais aimé en lire davantage sur la métaphysique des OOO et ses liens avec les hyperobjets. Je pense que cela aurait enrichi la consistance du concept d’hyperobjet.

Yannick O. Courtemanche

Chère Esther!


La question des hyperobjets provoque chez moi un mélange de ravissement et de perplexité : d’un côté, elle me semble permettre la formation de nouvelles « communautés » du vivant – à prendre au sens large – puisque la viscosité qui est propre aux hyperobjets semble uniforme ; toutes les matières s’y retrouvent agglutinées, dirais-je, par la force des choses. Leur étendue totale demeurant inaccessible, nous nous retrouvons cloîtrés, dans le domaine des perceptions, dans la synecdoque, où chaque perception nous renvoie à ce qui se trouve derrière ces fragments d’hyperobjets. D’où la question de la hantise et des fantômes, qui nous renvoient à une présence absente ou à une absence rendue présente, comme tu le suggères.


D’un autre côté, j’ai l’impression que dans les exemples donnés dans ton entrée de carnet il y a une distinction qui mériterait d’être creusée davantage : celle entre les hyperobjets immatériels (dont les changements climatiques) et les matériaux éternels (Styrofoam) qui engagent, il me semble, des enjeux plutôt différents par rapport aux question écologiques. C’est que le rapport synecdotique est déplacé ; s’il s’organise, d’un côté, du concret vers l’abstrait (à partir d’une perception très concrète, nous « figurons » les changements climatiques), de l’autre il garde la même nature – du concret au concret – vers un rapport, il me semble, de « masse totale » : le Styrofoam qui compose ce verre à café nous renvoie aux tonnes de cette matière qui dureront éternellement. La nuance repose dans le fait qu’il serait possible de « réunir » le Styrofoam et d’en observer la permanence, réduisant du même coup – en tout cas, il me semble – son « hyperobjectivité ». Je serais curieux de savoir ce qu’en dit Morton directement : une lecture à rajouter à nos piles!

Pierre-Olivier G.