Lectures (Salon double, 2012-2014)

Salon double
Ce carnet rassemble les entrées publiées entre 2012 et 2014 dans la section «Lectures» (Salon double) dédiée à des textes au caractère hybride se situant entre critique journalistique et la critique spécialisée de type universitaires.

La perversion, variations mineures et tableaux grandeur nature

Œuvres référencées: Georges, Karoline. (2014) «Variations endogènes» et Maruo, Suehiro. (2014) «L'Enfer en bouteille». Des corps déchiquetés, des corps suicidés, malades, violés, farandole de corps désarticulés, abattus par les soubresauts de l’excès ou de la démence, corps scotchés ou corps «sadisisés»: la gesticulation charnelle et macabre à laquelle invite le nouveau livre de Karoline Georges, «Variations endogènes», affiche indéniablement un goût pour l’outrance. Outrance que l’auteure injecte en intraveineuses aux personnages traversant les nouvelles de son recueil apparenté à un «cabinet des perversités». Ces monstres du quotidien, individus non pas éperdument abjects mais tranquillement repoussants, tiennent-ils les promesses du programme énoncé par l’écrivaine ou bien se cantonnent-ils à ne susciter que malaise et aversion?

Écran de chair, canal fétiche

Œuvre référencée: Ferré, Juan Francisco. (2012) «La Fête de l'âne». Admirablement traduit en français par François Monti en 2012, un an après «Providence», aux éditions Passage du Nord-Ouest, «La Fête de l’âne» de Juan Francisco Ferré se présente comme une tentative de démantèlement de l’idéologie et de la geste terroriste, à travers l’exemple de l’Organisation, groupuscule postiche de l’ETA basque indépendantiste.

Audrey Prévost, entre silence et inaction

Œuvre référencée: Delisle, Michael. (2007) «Dée». «M'ma, I'm going out!» C'est par ces mots révélateurs, criés par la jeune Dée, que s'ouvre le roman éponyme de Michael Delisle. S'ils sont révélateurs, c'est que, dès l'incipit, on peut commencer à discerner certaines caractéristiques qui marqueront la parole et les actions du personnage central tout au long des pages suivantes.

L'ère du constat?

Œuvre référencée: Pynchon, Thomas. (2013) «Bleeding Edge». Pynchonien, «Bleeding Edge» l’est sans conteste: les théories de conspiration y abondent toujours autant (et, la proximité historique des catastrophes du 11 septembre aidant, semblent même nous rattrapper); les échevaux parallèles de l’histoire et du savoir technique y sont toujours aussi inextricablement liés aux plus délirantes spéculations, et, si l’on consent à lui reconnaître un rythme plus digeste que dans le roman qui l’imposa à l’apogée de ses facultés cannabinoïdo-mentales d’illisibilité («Gravity’s Rainbow», pour ne pas le nommer), on constate que, bien qu’assagi quelque part, le Thomas Pynchon de «Bleeding Edge» est encore porté, de ses digressions sur les effets néfastes du Web à ses portraits de fêtes sans fin, explosions de vitalité qui ne semblent aller nulle part, par la fougue potache et adolescente d’un des plus juvéniles et «geek» auteurs américains encore vivants à 76 ans.

Un mythe canadien?

Œuvre référencée: Fortier, Dominique. (2008) «Du bon usage des étoiles». «Du bon usage des étoiles» relate le périple historique des navires Erebus et Terror dans l’océan Arctique à partir de l’été 1845 selon les perspectives parallèles des marins se dirigeant vers leur mort et de leurs flammes demeurées en Angleterre, liant la trame épique à une intrigue amoureuse.

L'auréole profanée du désir

Œuvre référencée: Louis-Combet, Claude. (1997) «L'Âge de Rose». L’écriture combetienne se déploie à partir d’un matériau légendaire et biblique dont elle tire des réinterprétations traversées de ses idées fixes: par elle seule l’écrivain peut poursuivre le dialogue silencieux et vital qu’il a instauré avec l’énigme de son origine fracturée. Loin des querelles de chapelles et des débats sur ce que «doit être» la littérature contemporaine, il poursuit inlassablement sa marche sur son chemin intime.

La France: territoires morcelés

Œuvre référencée: Adam, Olivier. (2012) «Les lisières». «Les Lisières» est paru fin août 2012 chez Flammarion. Son auteur, Olivier Adam, souvent qualifié d’«auteur social» par la critique parisienne, propose une œuvre ambitieuse, qui se donne pour tâche de faire le pont entre les conflits personnels de son narrateur et ceux qui animent la France dite «normale»: classe moyenne, banlieue, idéologies du quotidien.

Jusqu’à la fin ou la continuité malgré tout

Œuvres référencées: DesRochers, Jean-Simon. (2013) «Demain sera sans rêves» et Landry, Pierre-Luc. (2013) «L'équation du temps». On voit bien, suivant les titres des œuvres de Pierre-Luc Landry –«L’équation du temps»– et de Jean-Simon DesRochers –«Demain sera sans rêves»– l’entêtement de la question temporelle et, par-delà, de la continuité. Mais davantage que cette interrogation pour le moins commune –tous les romans ne parlent-ils pas du temps?– les œuvres de Landry et de DesRochers travaillent à actualiser les méthodes s’attaquant aux récits linéaires mâtinés d’analepses. Cette même entreprise justifie sans doute que cette présente lecture s’attaque à ces deux œuvres, comme de deux œufs une même bouchée.

Combattre le cliché par le cliché

Œuvre référencée: Séguin, Marc. (2012) «Hollywood». «Hollywood» propose une quête de la transcendance, de l’authentique au delà du quotidien trivial du monde contemporain, bref une recherche du sacré dans un monde irrémédiablement désacralisé ayant perdu contact avec certaines expériences fondamentales telles que la vie, la mort et l’amour.

Comparaison, avec raisons

Œuvre référencée: Hall, Steven. (2007) «The Raw Shark Texts». Eric Sanderson se réveille chez lui au beau milieu de la nuit. Il est en proie à une panique totale, puisqu’il a l’impression de se noyer en eaux profondes. Après quelques instants angoissants, il reprend ses esprits et constate qu’il n’est pas en mer mais bien sur la terre ferme, au pied de son lit. Mais il constate rapidement qu’il n’est pas hors de danger pour autant, puisqu’il prend soudainement conscience qu’il n’a aucune idée d’où il peut bien se trouver, ni, surtout, de «qui il peut bien être».

La théorie dans le rétroviseur

Œuvre référencée: Eugenides, Jeffrey. (2011) «The Marriage Plot». Tout cela offre une belle porte d'entrée dans le roman d'Eugenides, puisque les armes privilégiées du roman réaliste, qu'il manie d'ailleurs avec beaucoup d'adresse —cela est particulièrement sensible dans le déploiement progressif de la psychologie de ses personnages—, permettent de jeter un regard nuancé sur l'héritage de la théorie.

La Pologne... quelle Pologne? Studio de lecture #3

Œuvre référencée: Tholomé, Vincent. (2010) «La Pologne & autres récits de l'Est». Bien avant d’essayer de résumer «La Pologne», je sens le besoin de comprendre la chose, le projet, l’intention (même si certains y verront peut-être un exercice futile).

Histoires de béances

Œuvre référencée: Berthiaume, Sarah, Handfield, Mathieu, Baril Guérard, Jean-Philippe et Boulerice, Simon. (2012) «Les cicatrisés de Saint-Sauvignac (Histoires de glissades d'eau)». Il y a de ces lieux qui marquent l’imaginaire, des lieux qui agissent comme de véritables fabriques narratives tant leur potentiel romanesque apparaît inépuisable. Les quatre auteurs du collectif «Les cicatrisés de Saint-Sauvignac» ont bien su s’approprier ce haut lieu de l’enfance et de l’adolescence que constitue le parc aquatique et, plus spécifiquement, la glissade d’eau.

Leçons d’humilité. Studio de lecture #2

Œuvre référencée: Gaulejac, Clément de. (2012) «Grande École». Comment ne pas voir dans ce premier texte un programme, une confession, une sorte de plan de l’ouvrage qui s’entame? J’ai donc lu «Grande École» comme le récit d’une découverte: celle de la littérature, que l’on devine à travers les arts visuels et l’étude de ceux-ci dans une prestigieuse école des beaux-arts.

La guerre, menu détail

Œuvre référencée: Echenoz, Jean. (2012) «14». La Grande Guerre sert bien de cadre à son intrigue, pour peu qu’elle le soit, intrigante, mais tout porte à croire que le recours à cette époque sert davantage de prétexte pour décrire des objets du quotidien d’alors –meubles, costumes, le contenu du sac d’un soldat français– que pour revisiter le conflit d’un point de vue politique.

Roadkill

Œuvre référencée: Séguin, Marc. (2009) «La foi du braconnier». Je propose de retracer le processus identitaire du personnage de «La foi du braconnier» de Marc Séguin, qui rejette tour à tour le mode de vie à l’américaine et la religion catholique pour aboutir dans une sorte de néant identitaire dont la fuite constitue la seule issue.

Une non-lecture de «On the Road»

Œuvre référencée: Robertson, Ray. (2007) «What Happened Later». La relation que développe Robertson avec Kerouac n’est pas littéraire. En aucun temps, le roman ne se permet un commentaire explicite sur l’œuvre littéraire du Franco-Américain. Bien que Robertson mette en valeur avec astuce la réduction du célèbre écrivain au romantisme de «On the Road» qui traduit une véritable méconnaissance de son projet existentiel, il semble que Robertson entretient néanmoins une sorte de mythe autour de Kerouac. En délaissant l’œuvre au détriment de la biographie de l’homme, ne tombe-t-il pas lui aussi dans le piège de la critique traditionnelle?

S’essayer pour se transformer

Œuvre référencée: Chevillard, Éric. (2011) «Dino Egger». Les récits d’Éric Chevillard se présentent comme plusieurs hybridations de formes. Souvent qualifiés de bizarreries tant par les critiques que par les lecteurs, ils réussissent à déjouer les attentes en subvertissant les règles de la logique littéraire, devenant par le fait même d’excellents exemples de «sabotage» du roman.

Vie éclatée, lectures éclectiques, vie électrocutée. Studio de lecture #1

Œuvre référencée: Rossignol, Jean-Philippe. (2011) «Vie électrique». «Vie électrique», c’est un «roman à soi», un «roman continu» dans lequel chaque pulsation correspond à une journée, une œuvre littéraire, un auteur qu’on apprécie, un lieu qu’on a aimé. Un drôle de roman, en somme, qui ne ressemble pas du tout à un roman mais qui donne envie d’aller lire ailleurs pour voir si on y est.

«Un roman français»: un phénomène de réminiscence planifié

Œuvre référencée: Beigbeder, Frédéric. (2009) «Un roman français». «Je vous préviens: si vous ne me libérez pas tout de suite, j’écris un livre.» «Un roman français» en est la preuve: la menace a été exécutée. C’est à la suite d’une garde à vue, après que Beigbeder a été appréhendé pour consommation de drogue sur la voie publique, que le célèbre auteur écrit et publie le livre qui m’intéresse ici.

Derrière les rideaux de scène

Œuvre référencée: Rolin, Jean. (2011) «Le Ravissement de Britney Spears». Dans «Le Ravissement de Britney Spears», Jean Rolin s’intéresse à l’interprète de «…Baby, One More Time» alors qu’elle est timidement revenue sur scène et qu’elle semble avoir retrouvé une certaine forme de santé mentale, bien qu’elle soit désormais un peu plus bouffie et usée que dans sa prime jeunesse. Nous sommes en 2010, et une autre star remporte cette fois la palme du comportement le plus scandaleux: Lindsay Lohan.

Et si le fils Kermeur n'existait pas?

Œuvre référencée: Viel, Tanguy. (2009) «Viel, Tanguy». Cinquième des romans publiés par l'écrivain français Tanguy Viel, «Paris-Brest» retrace l'histoire d'une famille du Finistère, dont la grand-mère, qui a récemment fait fortune en épousant sur le tard un riche vieillard, est un soir victime d'un cambriolage. Les coupables ne sont autres que son petit-fils et un proche de ce dernier, constamment nommé le fils Kermeur.

Des ailes inutiles

Œuvre référencée: Jauffret, Régis. (2012) «Claustria». Si Jauffret a le mérite d'aborder de front la négativité de l'existence contemporaine, ses façons de faire peuvent laisser perplexe. Il a développé une voix narrative qui lui est propre, une vision du monde désacralisante qui donne souvent l'impression que les relations humaines se réduisent à une mécanique égoïste.

L'Estonie à la première personne

Œuvre référencée: Millet, Richard. (2011) «Eesti. Notes sur l'Estonie». C’est cette Estonie mystérieuse et étonnante que je retrouve dans «Eesti. Notes sur l’Estonie» de Richard Millet. Ce petit ouvrage se lit comme on écoute l’«Aliinale» de Pärt: lentement, en respectant les blancs —qui sont d’ailleurs nombreux.

Des vertus de la rumination

Œuvre référencée: Bock, Raymond. (2011) «Atavismes». Il y a une vitalité dans la fiction de Bock qui s’écarte d’un discours de rejet, de répudiation du «destin» québécois. Même si on suit tout au long d’«Atavismes» «l’homme typique, errant, exorbité» d’Aquin, «fatigué de son identité atavique et condamné à elle», il y a chez ce sujet la soif de traquer partout les traces de son histoire, une histoire ancrée dans la mémoire du corps.