Université du Québec à Montréal

Figure du jeune homme chez Boris Vian (travail en cours)

Figure du jeune homme chez Boris Vian (travail en cours)

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- Groupe privé -

Le jeune homme de demain devra apprendre à composer avec la technologie qui, de façon exponentielle, tend à devenir une extension de lui-même. La machine présentée par Boris Vian dans L'herbe rouge, est une extension qui prend racine à l'homme qui l'utilise, dans l'optique où elle déploie intérieurement le théâtre du passé de ses utilisateurs. Seulement, il est possible d'affirmer que cet homme augmenté par l'usage de la technologie est envisagé de manière pessimiste par l'auteur : on a l'impression qu'une certaine circularité, plutôt qu'un progrès, est engagée dans recherche d'un futur à travers l'introspection du passé. L'avenir mis en scène par Vian est caractérisé par une absence de repères, d'un point d'ancrage d'où on pourrait avancer. En effet, la machine, lorsqu'on l'utilise, permet d'interroger le passé, mais elle l'efface aussitôt qu'il est réactualisé. Dans cette optique, le futur est aboli pour les utilisateurs de la machine, puisqu'il tire son potentiel, son existence même, du passé d'où il est issu.

Machine circulaire, machine suicidaire, machine inutile, machine onaniste.

C'est ainsi que l'on pourrait décrire le jeune homme de demain mis en scène par Vian, un jeune homme sans cesse à la recherche d'un désir justifiant son existence. Jeté dans un présent sans repères, entre passé et futur et sans possibilité de progresser autrement que par une invention artificielle, sans fondement.

L'herbe rouge présente une machine à remonter le temps peu ordinaire dont l'objectif principal consiste à effacer les souvenirs de ses utilisateurs. Seulement, avant d'atteindre le vide recherché, il est nécessaire d'entreprendre un voyage psychique et de revivre ces souvenirs, de les interroger afin de confirmer la volonté de leur suppression. Wolf, le personnage principal, n'a pas de désirs parce qu'à un âge trop jeune, il a été déçu par la vie factice, sans envergure qu'on lui a proposée. Il tente par conséquent de faire sens de cette absence de désirs à l'aide de la machine, qui est une arme à double tranchant : si elle permet d'interroger les souvenirs et d'en faire le bilan, elle est également celle qui les supprime. On retrouve ici un motif paradoxal qui réapparaîtra tout au long du récit : l'invention investigue et fait jaillir du sens, pour ensuite abolir le référent même d'où ce savoir provient -- au sens progressif, c'est une machine inutile. Dans cette optique, le jeune homme à venir est sans doute comme Wolf, à la recherche de sens dans un univers désenchanté, où même l'initiation à la vie de jeune homme est une mascarade, une pierre posée sur un vide existentiel.

C'est dans ce but, semble-t-il que Wolf revisite son passé. S'instaure alors une dynamique entre le souvenir (déception de l'enfance, haine de l'inutile), et l'absence de désir : d'avoir trop été déçu (et trop tôt), le garçon devenu homme n'espère plus, ne désire plus. Par exemple en ce qui a trait à la religion, Wolf affirme sa désillusion envers un monde manquant d'envergure, de magie, peut-être : « On prend les gosses trop tôt […] On les prend à un âge où ils croient aux miracles ; ils désirent en voir un ; ils n'en ont pas et c'est fini pour eux […] Vous avez une religion de petit garçon », (VIAN, L'herbe rouge, p. 119-120). Ainsi, la révolte du jeune homme s'exerce sur deux niveaux : déception infantile et accusation d'une institution de l'inutile, du faux, des prodiges bon-marché. Plus tard, le motif de l'invention de l'inutile, du factice, réapparaît par rapport à cette même religion que Wolf accuse : « J'ai été déçu par les formes de votre religion, dit Wolf. C'est trop gratuit. Simagrées, chansonnettes, jolis costumes… le catholicisme et le music-hall, c'est du pareil au même », (VIAN, L'herbe rouge, p. 121).

Wolf, souhaite néantiser sa mémoire. On le sait anticonformiste ; c'est un personnage masculin problématique dans la société dans laquelle il évolue : « Ce n'est pas de travailler qui me rend fou, dit Wolf. Je le suis naturellement. Pas exactement fou, mais mal à mon aise », (VIAN, L'herbe rouge, p. 35). C'est un jeune ingénieur qui semble sans cesse en décalage avec le monde qui l'entoure : « Wolf fit un brin de toilette […] Se lava les mains, laissa pousser sa moustache, constata que ça ne lui allait pas, la coupa sur-le-champ et noua sa cravate d'une autre, plus volumineuse, façon, car la mode venait de changer. Puis, au risque de le choquer, il prit le couloir en sens inverse », (VIAN, L'herbe rouge, p. 23). Seul et mélancolique, il décide de rayer de sa conscience des instants de son enfance ; il doit par conséquent revisiter les scènes constitutives de sa formation de jeune garçon. Le roman de Vian présente un protagoniste désintéressé, apathique. Une dynamique entre les souvenirs du personnage et ses désirs s'établit peu à peu, qui permet au lecteur de saisir les causes de cette absence d'agentivité. L'ambiguïté du personnage de Wolf tient au fait qu'il est capable de résister à ses désirs, tellement, qu'en fin de compte, il en est dépossédé.

Ce désintérêt généralisé est intimement lié à l'enfance du personnage, à la constitution de Wolf en homme par l'apprentissage de la virilité. En effet, son passage de l'adolescence à l'âge adulte, passe par un combat entre la dureté et la mollesse de son corps, mais également de son attitude : « Il y a plusieurs choses distinctes. Mon désir de vaincre ma mollesse et mon sentiment que j'étais redevable de cette mollesse à mes parents, et la tendance de mon corps à se laisser aller à cette mollesse », (VIAN, L'herbe rouge, p. 80). C'est donc à travers cette lutte que Wolf s'affermit, qu'il développe ses caractéristiques viriles. En effet, la conception de la virilité a longtemps été développée en parallèle avec la fermeté du corps et de l'esprit. Toutefois, si Wolf s'exerce à la masculinité par une opposition à la loi parentale, il est également possible d'affirmer que le résultat est peu concluant : « peu à peu, je me suis construit un monde à ma mesure… sans cache-nez, sans parents […] j'y errais, infatigable et dur, le nez droit et l'œil aigu … Je m'y entrainais, des heures, derrière une porte et il me venait des larmes douloureuses que je n'hésitais pas à répandre sur l'autel de l'héroïsme ; inflexible, dominateur, méprisant […] Sans me rendre compte un instant que je n'étais qu'un petit garçon assez gras et que le pli méprisant de ma bouche, encadré par mes joues rondes, me donnait tout juste l'air de retenir une envie de faire pipi », (VIAN, L'herbe rouge, p. 82). C'est par conséquent une parodie de virilité qui est mise en scène dans le roman de Vian. Il n'y a pas de réel accès à un état autre : on fait sans cesse l'homme sans jamais l'être véritablement.

Au cœur de la machine, Wolf fait la rencontre de M. Perle, qui sera l'examinateur de sa vie passée : « Le plan est évident […] 1° Rapports avec votre famille ; 2° Travail d'écolier et études postérieures ; 3° Premières expériences en matière de religion ; 4° Puberté, vie sexuelle d'adolescent, mariage éventuel ; 5° Activité en tant que cellule d'un corps social… », (VIAN, L'herbe rouge, p. 75). C'est donc ce strict parcours préétabli que suivra Wolf. Notons que la grande majorité des examinateurs rencontrés -- un pour chaque étape constitutive de la vie de jeune garçon -- sont des hommes, incarnant tour à tour la loi institutionnelle et la loi du père. Ainsi se succèdent M. Perle, l'abbé Grille, M. Brul l'instituteur, Mlle Aglaé et Mlle Héloïse, infirmières, et finalement leur nièce Carla. Il est intéressant de remarquer que d'une part, les hommes présentés dans le roman sont les représentants d'une institution qu'ils incarnent à eux seuls, verticalement en quelque sorte, tandis que les femmes forment une communauté. En tant qu'infirmières, on peut dire qu'Aglaé et Héloïse représentent l'institution médicale, mais par leur union, elles s'éloignent du modèle solitaire de l'homme -- seul avec lui-même et/ou seul contre lui-même -- présenté dans le roman. En effet, à la toute fin du récit, alors que Wolf et Lazuli combattent en solitaires des forces qui leur échappent, les personnages féminins, Lil et Folavril se rejoignent dans le malheur de la perte de leurs compagnons respectifs et s'unissent afin de former une communauté : « On va aller au spectacle, sitôt qu'on sera arrivées, dit Lil. Il y a des mois que je ne suis pas sortie. / Oh ! oui, dit Folavril. J'en ai tellement envie. Et puis on se cherchera un joli appartement. / Dieu ! dit Lil. Comment a-t-on pu vivre si longtemps avec des hommes. / C'est de la folie, approuva Folavril », (VIAN, L'herbe rouge, p. 194). Dans cet extrait Lil et Folavril font enfin ce qu'elles désirent parce qu'elles sont débarrassées du fardeau de leurs compagnons : c'est le triomphe futur d'un univers de désirs, mais duquel les hommes sont exclus.

La fin du roman est paradoxale. À travers sa haine de l'inutile, Wolf a supprimé tous ses souvenirs : il se suicide (à ce sujet, lire « suicide et virilité » dans Les lieux du désir de Sylvie Collot). Or, de ce fait, il réintègre sa société, puisqu'il est en accord parfait avec une logique de l'efficience de l'existence ; d'accéder à la satisfaction d'un désir (et selon la logique de l'œuvre, un désir signifie un but dans la vie ; l'existence est justifiée du fait qu'elle s'oriente vers un désir) : « Je vais céder à mes instincts, dit-il, emphatique. Pour la première fois. Non, la seconde, c'est vrai. J'ai déjà cassé un saladier de cristal. Vous allez voir se déchaîner une passion dominante de mon existence : la haine de l'inutile », (VIAN, L'herbe rouge, p. 187). Par la suite, l'institution se saisit de son corps mort, qui rentre dans le rang : « Quoi de plus seul qu'un mort... Mais quoi de plus tolérant ? Quoi de plus stable… hein, monsieur Brul, et quoi de plus aimable ? Quoi de plus adapté à sa fonction… de plus libre de toute inquiétude […] On se débarrasse de ce qui vous gêne […] et on en fait un cadavre. Ça c'est une opération fructueuse. Un coup double », (VIAN, L'herbe rouge, p. 189).

De cette manière, le roman de Vian n'échappe pas tout à fait à une certaine conception de la virilité dont le moteur principal serait la révolte : s'élever en tant qu'homme, c'est encore s'élever contre quelque chose (et contre soi-même, en premier lieu). Comme l'affirme Foucault, dans son Histoire de la sexualité :  « Il [le désir sexuel] constitue un domaine privilégié pour la formation éthique du sujet : d'un sujet qui doit se caractériser par sa capacité à maîtriser les forces qui se déchaînent en lui […] Le régime physique des plaisirs et l'économie qu'il impose font partie de tout un art de soi », (FOUCAULT, Histoire de la sexualité II. L'usage des plaisirs, p. 183). Si les désirs, et le fait de se battre contre eux -- contre soi-même -- sont constitutifs du sujet, que se passe-t-il lorsqu'il y a absence de désir, en raison d'une trop grand maîtrise de soi ? Wolf répond très clairement à cette question à la toute fin du roman : « J'ai toujours pu résister à mes désirs […] Mais je meurs de les avoir épuisés », (VIAN, L'herbe rouge, p. 191). Dans cette optique, le dernier acte du personnage principal est de finalement accéder à une sorte de plaisir, de béatitude parce qu'il a laissé libre cours à son désir. Toutefois, par ce premier acte d'agentivité, Wolf se donne la mort. Le problème reste insoluble, puisqu'en commettant ce suicide, Wolf se retrouve comme le général (un personnage dont le statut n'est pas clair : est-ce un chien doué de parole ou un homme qui fait le chien ?), dans un état proche de la béatification qui réduit au silence ceux qui accèdent à leur désirs : « Bouleversé, ravi, le sénateur le suivait. Enfin son idéal se matérialisait… il s'était réalisé… Une sérénité onctueuse lui envahit l'âme et il ne sentait plus ses pieds », (VIAN, L'herbe rouge, p. 50). Ayant finalement atteint ce qu'il désirait, le général se berce de la satisfaction de l'accès à son idéal, mais également de son intégration sociale : « Je fonctionne, dit-il. Le reste c'est de la rigolade. Et maintenant, je rentre dans le rang. Je vous aime bien, je continuerai peut-être à vous comprendre mais je ne dirai plus rien. J'ai mon ouapiti. Trouvez le vôtre », (VIAN, L'herbe rouge, p. 140).

Souvent l'univers déployé dans les textes de Boris Vian montre une objectivation du corps féminin et une violence certaine à l'égard des femmes au travers de personnages misogynes. Toutefois, il est possible d'affirmer que dans L'herbe rouge, ces manifestations sont mis au profit d'un réquisitoire contre la virilité et ses institutions. En effet, le monde futuriste et onirique mis en scène par Vian dans L'herbe rouge rend tout désirable. Or, à travers cette hyper sexualisation, cette lubricité littéraire, l'auteur présente un personnage principal qui détonne par rapport à son environnement : Wolf, jeune ingénieur, n'a pas de désirs, tellement il a, par le passé, si bien réussi à les réprimer. Dans cet ordre d'idées, on peut dire qu'il est présenté comme a-désirant dans un univers entièrement orienté vers ses désirs. Alors que les autres personnages présentés sont sans cesse désirants, ce qu'ils convoitent semble loufoque à Wolf et aux yeux du lecteur. Ainsi, le général désire ardemment un ouapiti : « Ça au moins, c'est une envie précise et définie. Un ouapiti, c'est vert, ça a des piquants ronds et ça fait plop quand on le jette à l'eau. Enfin… pour moi… un ouapiti est comme ça […] Et j'ai un but dans ma vie et je suis heureux comme ça », (VIAN, L'herbe rouge, p.39). Dans cette optique, ce sont les désirs qui orientent l'existence des personnages, qui donnent un sens à leur vie. Or, notons que l'accent est mis sur le caractère artificiel de ces désirs : ce sont des envies plastiques, qui semblent créées de toutes pièces afin de se tromper soi-même, d'avoir un but à atteindre dans une société désenchantée.

Ainsi, si les forces en présence se saisissent des corps dans l'objectif de tout rendre désirable, la révolte de Wolf, et sa constitution en tant que sujet, réside-t-elle dans l'absence de désirs ?

La fin du roman est ouverte : est-ce que l'œuvre de Vian permet réellement de renverser les stéréotypes masculins et de condamner la virilité ou n'en reconduit-il pas les schèmes (maîtrise de soi, mort héroïque, homme qui se dresse seul contre tous, etc.) ?

 

Bibliographie

VIAN, Boris, L'herbe rouge, Paris, Jean-Jacques Pauvert éditeur, coll. « Le livre de poche », 1962 [1950], 226 p.

FOUCAULT, Michel, Histoire de la sexualité II. L'usage des plaisirs, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1984, 339 p.

 

 

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