Université du Québec à Montréal

La crise de la masculinité n’aura pas lieu

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- Groupe privé -

Le XXe et XXIe siècle sont marqués par la prolifération de discours sur la crise de la masculinité. Les hommes ne seraient plus des hommes. Les changements sociétaux sont mis en cause : industrialisation et mécanisation du travail, revendications féministes, éviction des pères, etc. Pour étudier le jeune homme et la masculinité d'hier, d'aujourd'hui et de demain, il nous semble important de revenir sur cette question de la crise.

Crise de la masculinité ou crise de la virilité ?

Les historiens Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello soulignent l'importance de faire la distinction entre les termes « virilité » et « masculinité ». Selon eux, pour faire l’histoire d’un « modèle archaïque extrêmement ancien et encore existant qui légitim[e] la domination masculine » [Courtine, 2012], le terme de « virilité » s’impose. En effet, le mot « masculin » n’acquiert le sens qu’on lui donne aujourd’hui qu’à partir de la seconde moitié du XIXesiècle. Avant cela, il était essentiellement utilisé en grammaire et il serait donc anachronique de l’employer pour faire une étude historique. Parler de « masculinité » ne serait donc juste qu’à partir du milieu du XIXesiècle. 

 

Crédit:
Gallica

« Revendications féminines », Le Grelot, Pépin, 19 avril 1896.

La crise ou les crises ?

Le terme de « crise » sous-tend l’idée d'une temporalité limitée. L’historien Jean-Jacques Courtine souligne pourtant le caractère récurrent du sentiment de crise identitaire chez les hommes [Courtine, 2012]. Si l’on trouve des représentations littéraires et picturales faisant état de cette crise de la virilité au XXeet au XXIesiècle, force est de constater qu’elles ont été précédées par des discours semblables au cours des siècles antérieurs. D’un point de vue lexical, la « crise » n’en serait donc pas véritablement une. Pourtant, le sentiment de son actualité est bien réel pour nombre d’hommes au cours des siècles.

Dans L’Histoire de la virilité que Jean-Jacques Courtine co-dirige avec les historiens Alain Corbin et Georges Vigarello, il montre que ce sentiment de crise ne s’exprime pas de la même manière selon les époques. Par exemple, si les Romains de l’Antiquité s’inquiétaient de l’amollissement des hommes dans le luxe, la virilité est aujourd’hui plus intimement intriquée avec l’argent et les plaisirs matériels qu’il sous-tend. En historicisant la virilité, les auteurs ont aussi montré que chaque époque connaît ses angoisses autour de la virilité.

L’anthropologue Mélanie Gourarier fait le même constat mais pousse la réflexion jusqu’à émettre l’hypothèse que l’état de crise serait constitutif de la masculinité :

 

Si ses symptômes ne sont pas seulement récurrents, mais permanents, alors l’hypothèse peut être avancée du caractère « normal » de la crise dans l’appréhension et la construction du masculin. Ainsi, la crise de la masculinité ne serait pas une perturbation de son état initial mais son mode premier d’existence. […] Il ne s’agit plus [alors] de comprendre la profusion des inquiétudes suscitées par la masculinité comme la marque de son affaiblissement, mais de la penser comme l’outil de son affermissement. Au lieu de voir dans le XXe et le XXIe siècle un « malaise dans la part masculine de la civilisation », ne peut-on pas penser la rhétorique de la crise de la masculinité comme le moyen de promouvoir un retour à l’ordre des genres? [Gourarier, 2017:27]  

[En] définissant une condition masculine commune, [l’]invocation [du motif de la crise] génère et réifie le groupe des hommes. […]  La crainte de [l’]affaiblissement [de la masculinité] ne relève pas seulement du diagnostic ou de la nostalgie, elle a également pour fonction dynamique de travailler à la (re)production de la domination masculine. [Gourarier, 2017:40]

 

En déplorant donc la perte d’un âge d’or de la virilité qui n’aurait finalement jamais véritablement existé (puisque constamment relégué à un passé fantasmé plutôt qu’à un présent), le masculin renforcerait l’hégémonie en déployant des moyens de résistance multiples. Mélanie Gourarier appréhende « la rhétorique de la crise de la masculinité […] comme une ressource discursive potentiellement mobilisable, d’ailleurs historiquement mobilisée, afin de reproduire un ordre social qui, passant pour menacé, se transforme, s’ajuste et se normalise » [Gourarier, 2017:11]. Le discours sur la crise de la masculinité permettrait ainsi de reproduire la hiérarchie entre les hommes et les femmes mais également entre les hommes eux-mêmes puisque toutes les virilités n’ont pas la même valeur dans ce système.

Crédit:
Gallica

« Les p’tits jeun’ hommes », L’Assiette au beurre, n°422, 1er mai 1909.

Corps viril et corps social

Jean-Jacques Courtine constate que beaucoup d’œuvres littéraires contemporaines s’intéressent toujours à la virilité soit comme « un idéal qu’un jeune homme doit atteindre », soit comme « quelque chose que les hommes ont été et qu’ils ne sont plus » [Courtine, 2012:180]. Il tire de ce constat une interprétation intéressante :

 

La présence de la virilité dans l’histoire ne semble pouvoir être conçue que par la projection fantasmée de l’histoire biologique du corps masculin sur l’histoire collective. Le fait que le sujet humain masculin naisse impuissant et sorte impuissant de son existence explique très largement l’idée de crise cyclique de la virilité. C’est parce que la virilité disparaît dans le corps biologique qu’il y a ce sentiment récurrent de déperdition historique de la virilité. Comme si cette histoire-là de la virilité était fondée sur le principe de l’érection. Du coup, on comprend bien à quel point cette histoire « érectile » est hantée par la défaillance, le ratage. [Courtine, 2012:180]

 

Le corps de l’homme se superposerait ainsi sur le corps social faisant de l’histoire collective un déplacement des peurs de l’histoire individuelle. L’imaginaire de la décadence au XIXe siècle répond à la même logique : les sociétés seraient soumises aux mêmes étapes biologiques que le corps humain (naissance, développement, maturité, décadence, mort), et ce, dans un cycle infini.

 

Crédit:
Gallica

« Quand les femmes voteront », L’Assiette au beurre, Grandjouan, n°375, 6 juin 1908.

Des questions...

Mais pourquoi ne parle-t-on jamais de « crise de la féminité » ? Est-ce une question de valeurs et de représentations accolées au genre masculin? Est-ce la hiérarchie et les rapports de pouvoir entre les genres qui ont soumis les hommes à ces craintes autour de leur potentielle ou réelle impuissance ? Les difficultés de construction identitaire et sociale des hommes et le sentiment itératif de crise ne trouveraient-ils pas alors racine dans le concept même de virilité ? Sur cette question, la philosophe Olivia Gazalé publie, le 12 octobre prochain, un ouvrage intitulé Le Mythe de la virilité. Un piège pour les deux sexes. Certaines de ses idées pourront peut-être enrichir nos réflexions. Affaire à suivre…

 

Bibliographie

CORBIN Alain, COURTINE Jean-Jacques et VIGARELLO Georges, Histoire de la virilité, Paris, Seuil, « l’Univers historique », 2011.

CORBIN Alain, ZEMMOUR Éric, « Mais où est passé la virilité? », Interview par Patrice de Méritens, Lefigaro.fr, 15/10/2011, http://sante.lefigaro.fr/actualite/2011/10/15/13853-mais-est-passee-virilite, consulté le 28 septembre 2017.

COURTINE Jen-Jacques, « La virilité est-elle en crise ? Entretien avec Jean-Jacques Courtine », Études, 2012/2 (tome 416), p.175-185.

GAZALÉ Olivia, Le mythe de la virilité. Un piège pour les deux sexes, Paris, Robert Laffont, 2017.

GOURARIER Mélanie, Alpha mâle. Séduire les femmes pour s’apprécier entre hommes, Paris, Seuil, « La couleur des idées », 2017.

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