Université du Québec à Montréal

Logique utopique et imaginaire environnemental

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Ancien élève de l’École normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud, Lambert Barthélémy est agrégé d’allemand et est, depuis 2007, Maître de Conférences en Littérature Comparée à l’Université de Poitiers. Traducteur de l’allemand, d’Adorno entre autres, il dirige également les Éditions Grèges. Membre du centre de recherches Forell (Poitiers) et membre associé du Rirra XXI (Montpellier III), ses principaux sujets de recherche sont la fiction narrative contemporaine, l’esthétique du fantastique et les problématiques environnementales dans la création artistique.

 

Dans son texte « Logique utopique et imaginaire environnemental », Barthélémy propose une réflexion sur l’incidence de la production artistique environnementale sur son public lors de sa réception. Selon lui, ces œuvres mettant en scène l’humain en relation avec son environnement, «cherchent […] à modifier de l’intérieur leurs cadres perceptifs en jouant, principalement, d’une double logique du déplacement et de l’intensité». (2012, p. 1) Cette double logique fonctionne selon quatre modalités principales : scruter le monde, adopter plusieurs points de vue différents, arrêter son regard, décentrer et déhiérarchiser le rapport entre l’humain et son environnement.

 

À propos de la proposition de Barthélémy, une lecture récente s’impose à moi soit celle d’un court roman de Gunnar Gunnarsson intitulé Le Berger de l’Avent. Il raconte le périple d’un berger, de son chien et de son bélier. Tous les ans, Benedikt entreprend d’aller chercher les moutons qui sont toujours dans les montagnes à l’approche de l’hiver pour les ramener à la ferme. L’avancée du berger et du récit est largement, sinon tout à fait, déterminée par la nature islandaise. Benedikt doit connaître ses codes afin d’être en mesure de remplir sa mission. Il a recours, entre autres, à sa connaissance de l’astronomie : «Benedikt leva la tête vers le ciel. Le Chariot s’était déplacé de quarante-cinq degrés depuis qu’il avait quitté la ferme de Jökull. Le temps passe vite, qu’on s’en inquiète ou non. Il faisait bon accompagner les constellations en poursuivant, comme elles, sa propre route». (Gunnarsson, 2019, p. 49)

 

En scrutant le monde, en s’arrêtant sur ce qui se présente à lui, Benedikt adopte une posture qui gagne en intensité à travers l’attention qu’il accorde à ce qui l’entoure. Cette posture du personnage influence la réception de l’œuvre. Conditionnée par son rythme et sa lenteur, elle impose une attitude qualitative qui permet une meilleure assimilation de la forme et du contenu. Ainsi, l’œuvre reste en mémoire au-delà de sa conclusion. D’ailleurs, je ressens encore le calme, la quiétude de l’univers de Benedikt au souvenir de ce récit.

 

Prendre le temps de voir sous différents angles, selon plusieurs perspectives, enrichit l’expérience du contact avec l’œuvre. Cette expérience nourrit l’imaginaire comme c’est le cas avec le roman Le rouge vif de la rhubarbe. Ágústína, une jeune handicapée, se donne comme objectif de gravir la plus haute montagne de sa région. Le narrateur invite le lecteur à la suivre en décrivant ce qu’elle voit, ce qu’elle ressent : «Tout commence désormais à rapetisser; plus haut, tout deviendra si minuscule que rien n’aura plus d’importance. Délivrée des petites misères du quotidien, elle connaîtrait bientôt la jouissance d’être au-dessus de tout ce qui traîne en bas, riche d’une vue d’ensemble perpétuelle, en long et en large, des vastitudes de la nature inhabitée.» (Ȯlafsdóttir, 2018, p. 135)

 

Le récit continue en proposant une alternative, une autre option qui place le lecteur face aux possibles de ce qui entoure le personnage : «À moins qu’elle n’oriente l’objectif plutôt vers le haut, avec seulement le ciel comme fond et les oiseaux qui soudain affluent alentour pour troubler cet instant d’immuable nature morte.» (Ȯlafsdóttir, 2018, p. 135) À partir de ce changement de perspective, une «requalification du regard» prend forme à travers cet autre angle suggéré par le narrateur qui rend compte de la multiplicité des perspectives.

 

L’article de Barthélémy décrit bien mon expérience de lecture de ces deux romans environnementaux. Leurs modalités participent à créer un ressenti spécifique au genre en raison de son rythme inhabituel, axé sur une temporalité cyclique dans le cas du roman de Gunnarsson plus particulièrement, et rappelle ainsi par sa forme même le monde dans lequel le personnage évolue et son obligation de vivre en accord avec lui.

 

Depuis le début de nos rencontres, nous nous demandons comment le changement de perspective concernant l’anthropocentrisme peut se mettre en place. Cette modification de point de vue semble à plusieurs quelque peu utopique étant donné qu’il existe depuis très longtemps et qu’il demande une reconfiguration importante sur le plan de la représentation puisqu’elle appelle une nouvelle relation nature/culture. Barthélémy suggère qu’une réorientation de notre regard en tant qu’humain sur notre environnement passe par la production artistique. Tout à fait en accord avec ce que Barthélémy avance, j’ai pu constater moi-même que l’imaginaire environnemental prend forme, entre autres, à travers le souvenir que l’on garde d’une œuvre artistique. L’article de Barthélémy est très inspirant et très riche. Il me donne plusieurs pistes à suivre afin d’alimenter ma réflexion, notamment sur la question de la temporalité dans les œuvres environnementales.

 

Bibliographie

 

Barthélémy, L. (2012). « Logique utopique et imaginaire environnemental », TRANS-, no. 14, [En ligne]. https://doi.org/10.4000/trans.563

Gunnarsson, Gunnar, Le Berger de l’Avent, Paris, Zulma, 2019, 88 p.

Ȯlafsdóttir, Auđur Ava, Le rouge vif de la rhubarbe, Paris, Zulma, 2018, 136 p.

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Commentaires

Portrait de Geneviève Bélisle

L’article que tu présentes, Diane, me rappelle à quel point le rapport homme/nature qui existe en Occident n’a rien à voir avec la relation qu’entretiennent les Premiers Peuples avec l’autre qu’humain. En effet, loin de valoriser l’anthropocentrisme, ces derniers basent leurs relations sur une interdépendance harmonieuse entre les humains, les vivants et les esprits, évacuant ainsi toute idée de hiérarchisation.

Tu mentionnes justement que dé-hiérarchiser les rapports représente une des modalités du changement des cadres perceptifs et passe par une transformation du regard. La notion de regard se trouve d’ailleurs liée aux trois autres modalités que tu énumères, soit scruter le monde, adopter plusieurs points de vue différents et arrêter son regard. À ce sujet, plusieurs éléments de l’article de Barthélémy me rappellent les propos d’Olivier Remaud lorsqu’il raconte comment les populations nordiques se guident dans la toundra, là où il n’y a pour nous aucune trace de repères. Il affirme effectivement que « [c]es terres obligent à conjuguer autrement les rapports entre le visible et l’invisible, à percevoir différemment le temps qui s’écoule[1] ». Les Inuits « s’arrangent sans leurs yeux. Ils se déplacent sans recourir à des objets ou des signes que le regard peut reconnaître. Ils utilisent leur savoir des relations (…)[2] ». Cette sensibilité de/pour l’environnement, développée au fil des générations, crée une relation avec l’univers fondée sur l’écoute, l’égard et l’attention, qualités qui contaminent aussi leurs rapports à l’espace et au temps. Tu abordes cette même idée en citant un passage du roman de Gunnarsson : le personnage de Benedikt dit accompagner les étoiles, il suit respectueusement sa propre route tout en reconnaissant leur présence, il porte attention à la nature islandaise. Ce sont là des éléments qui illustrent les modalités permettant une transformation du point de vue.

Finalement, si la production artistique représente une piste féconde pour métamorphoser la relation liant l’humain et l’autre qu’humain, le langage me semble tout aussi important puisqu’il permet de redéfinir son rapport à l’altérité, quelle qu’elle soit, et de se repositionner dans le monde. Le langage détient le potentiel pour déclencher un impact concret sur nos réflexions et nos actions. Il est un agent de changement.


[1] Remaud, Olivier. (2020). Penser comme un iceberg. Arles : Actes Sud, p. 93.

[2] Idem., p. 93-94.

Portrait de Brigitte Léveillé

L’idée d’explorer la temporalité dans les œuvres environnementales me semble une piste intéressante pour la suite de ton projet. Le « rythme inhabitué » et la « temporalité cyclique » que tu évoques sont directement liés aux rythmes de la nature, notamment à celui des saisons. Il me semble qu’investir ce type de temporalité fait directement échos à la proposition de Barthélémy de décentrer et déhiérarchiser le rapport entre l’humain et son environnement.

La temporalité liée aux saisons, cyclique, m’apparait centrale dans la construction narrative de plusieurs œuvres littéraires environnementales : elle fait faire au lecteur l’expérience du temps cyclique. Une forme de recul, une volonté de saisir le monde de manière plus globale me semble également travailler ce corpus et concerner le regard qu’on porte sur le regard. La nature nous ramène à des unités de temps beaucoup plus longues : les échelles géologiques, végétales, minérales, qui toutes englobent et dépassent celle d’une simple vie humaine. Adopter, comme Barthélémy le propose, « une lecture holistique et organiciste des phénomènes » (Barthélémy, 2012) suppose de réfléchir à partir d’une conception du temps beaucoup plus large. De ce fait, une fiction qui met en scène ce genre de temporalité dépasse la simple expérience que fait l’homme moderne du temps et du monde; j’y lis une inflexion vers une « vision biocentrique (ou écocentrique) » (Barthélémy, 2012) du monde plutôt qu’anthropocentrique.

Je t’invite à faire quelques lectures sur l’Anthropocène. Elles te fourniront, je crois, des outils intéressants pour réfléchir la question de l’échelle temporelle propre à évaluer l’interaction nature/humain. Un brin décalé de tes préoccupations mais tout de même pertinent, le chapitre « Les temporalités de la nature » de Patricia Pellegrini dans l’ouvrage Temps en partage : ressources, représentations, processus concerne la question des échelles temporelles dans des études sur la diversité biologique.


Finalement, dans l’appel de Barthélémy à « infléchir la perception que les sujets ont de l’espace, de la communication et de la temporalité » (Barthélémy, 2012), il me semble que la littérature de science-fiction offre des pistes de réflexion intéressantes quant à la question de la temporalité en projetant ses lecteurs dans un avenir parfois dystopique, parfois rassurant. Si cette piste t’intéresse, je t’invite à consulter l’article d’Anais Boulard intitulé « La pensée écologique en littérature » dont je te mets la référence plus bas.

BIBLIOGRAPHIE

Barthélémy, Laurent. (2012). « Logique utopique et imaginaire environnemental », TRANS-, no. 14, [En ligne]. https://doi.org/10.4000/trans.563

Boulard, Anaïs. (2016). « La pensée écologique en littérature. De l'imagerie à l'imaginairede la crise environnementale ». Dans La pensée écologique et l'espace littéraire. Article d’un cahier Figura. [En ligne].http://oic.uqam.ca/fr/articles/la-pensee-ecologique-en-litterature-de-li...

Pellegrini, Patricia. (2009). « Les temporalités de la nature ». Dans Temps en partage : ressources, représentations, processus, Paris, Éditions du CTHS, p. 111-118