Université du Québec à Montréal

Galerie de l'héritage de la folie: le portrait littéraire sous une perspective écopoétique et écoféministe

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Je chante les mémoires minées, une dislocation désirante, je chante le coeur effondré des étoiles, l’horizon absolu d’un trou noir qui défigure l’espace-temps, je chante l’orgasme et la dépossession. Les glaciers fondent, relâchent des bactéries millénaires. À marée basse, on découvre les corps des noyés. Je veux écrire à marée basse. 1 - Olivia Tapiero

L’idée de la nature comme « organisée autour des idées d’ordre et de pouvoir, comme celle d’une matière passive destinée à être conquise, contrôlée, démantelée, a légitimé l’exploitation des ressources naturelles, et faciliter le règne de “la science, de la technologie et de l’industrie” [...] » 2 C’est aussi de cette manière que sont perçues les femmes -- d’autant plus vrai pour les femmes considérées folles -- qui sont étudiées, psychanalysées, mythifiées, fixées, scrutées et relayées aux marges de la société que nous pourrions liées métaphoriquement aux cabanes dans des bois, à des nefs de fous, à des hopitaux, des asiles, des couvents. Les folles sont rejetées et recluses. Dans un processus de remembrement de la folie et d’un questionnement sur l’influence de l’invention et de la marginalisation de la folie féminine sur la littérature, il devient impératif d’écrire le corps et de représenter la femme dans sa relation avec le monde naturel, de revendiquer une existence sensible, capable d'interagir avec le monde physique; écrire à marée basse pour découvrir le corps des noyés, comme le propose Olivia Tapiero dans sa démarche d’écriture. 


Au sein de mon projet de mémoire, je souhaite écrire des portraits de femmes folles avec lesquels je pourrai me placer en rapport de filiation dans le but de me réapproprier la folie. Dans mon processus de recherche et de création, un rapprochement se dessine entre le portrait littéraire et l’écriture de la nature dans une perspective écopoétique et écoféministe. 


Reconnaître la sensibilité comme le caractère transformateur de l’espace pourrait signifier changer la perception de l’espace, mais cela risque de maintenir l’espace dans son statut d’objet. Il s’agit plutôt de rendre sensible l’espace dans sa naturalité — de permettre à ce dernier de s’inscrire dans la continuité des sociétés humaines. Utiliser l’expression de formes environnementales, c’est mettre en avant le caractère esthétique et sensible des enchevêtrements entre nature et culture. 3


L’idée étant de créer une sorte de galerie de l’héritage, les portraits seraient décrits comme on parle d’une photographie ou d’un tableau, tout en donnant une importance particulière aux arrières plans, à l’environnement dans lequel les femmes évoluent; cet environnement fait non seulement partie de leur marginalisation puisque les folles sont exclues de la société, mais représente aussi l’espoir d’une construction identitaire formée en relation avec la nature. Les arbres, les rivières, les minéraux et le vent ne posent pas, ils ne peuvent être fixés dans le temps et c’est ce mouvement et cette force que je souhaite redonner aux femmes dont je ferai les portraits; je ne suis pas intéressée à figer leur folie.
Les dispositifs numériques, technologiques, mécaniques ou techniques auxquels on pense lorsqu’on parle de portrait (photographie, peinture, sculpture) faussent l’image par la fixation — les processus évacuent les sensations:


Nobody’s here but me, mais j’écris comme on appuie sur le déclencheur d’un appareil photo qu’on a tourné vers soi : je cadre un décor dans lequel je vais m’insérer par après ; à cause du retard entre le moment choisi pour presser sur le déclencheur et celui où la scène se fixera, j’ai toutes les chances d’être à côté plutôt qu’au centre. Ce qui m’échappe dans l’image que je voudrais donner à voir recèle peut-être plus de moi que moi.  4

En écrivant les portraits comme tableaux vivants, en mouvement je souhaite me concentrer sur la relation entre les folles et les environnements auxquels elles sont liées : la forêt des recluses, la campagne des déprimées, la rivière des suicidées, le feu des sorcières… Ainsi, par le biais des portraits, j’espère explorer le rapport éthique entre la femme folle et la nature qui l’acceuille et tenter de déconstruire les hiérarchisations entre civilisation et sauvagerie, utilitaire et esthétique, concret et imagination, ordre et chaos.  5 Le but n’est pas de refuser complètement l’urbanité ou la société, il faudra tout de même prendre une distance avec la vision essentialiste de la femme liée à la terre; l’idée est plutôt d’utiliser un angle critique écoféministe pour faire voir l’invisible, revenir aux racines et faire de la nature, des décors présents dans les portraits, la demeure des folles représentées. 6

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Commentaires

Portrait de Erika Leblanc-Belval

Ce projet de recherche-création place la folie au cœur de la relation entre les femmes et l’environnement, un filon original qui laisse place à la subjectivité dans l’écriture. La forme choisie, celle des « portraits comme tableaux vivants », est riche et permettra de bien illustrer la sensibilité de l’expérience. Dans une perspective écopoétique, je crois qu’il pourrait être intéressant d’envisager chaque tableau comme un écosystème au sein duquel les femmes ne seraient pas seulement des êtres humains photographiées dans un décor, mais bien des êtres humains avec l’environnement. Ainsi, la nature ne serait plus relayée à l’arrière-plan, elle deviendrait un élément interrelié aux autres. À cet effet, la citation de Karianne Trudeau Beaunoyer me semble aller dans cette même direction : en se plaçant « à côté », et non plus au centre de l’image, un espace se crée à la fois pour s’entendre soi, mais également pour entendre l’autre, qu’il soit humain ou autre-qu’humain. Ainsi, le tableau peut être un espace où s’enchevêtrent les identités et où sont déconstruites les hiérarchisations, laissant libre court à l’agentivité des femmes, de leur folie et de l’environnement. Dans ces portraits, la voix et le paysage sonore pourraient d’ailleurs participer du mouvement de ces tableaux vivants, de la filiation des femmes entre elles et de la revendication de la folie. Je suis curieuse de voir comment se développera ta réflexion au fil de tes recherches et de ta création et de voir également comment se dépliera ton écriture du corps dans le remembrement de la folie. En terminant, je t’invite à lire l’article de Zhong Mengual et de Morizot qui présente une réflexion lumineuse sur la crise écologique comme crise de la sensibilité, et qui traite aussi de l’esthétique du paysage dans les arts visuels.

 

(ZHONG MENGUAL, E. et B. MORIZOT (2018). « L’illisibilité du paysage: enquête sur la crise écologique comme crise de la sensibilité », Nouvelle revue d’esthétique, v. 22, no. 2, p. 87-96.)

Portrait de Camille Garant-Aubry

Andréanne,

Ton projet se situe vraiment au cœur de mes sensibilités et intérêts, et j’ai très hâte d’en entendre plus lors de ta présentation! Pour la partie création, tu mentionnes que tu feras des descriptions de portraits comme si tu détaillais une photographie ou un tableau. Je me disais qu’il pourrait être intéressant que dans ces descriptions tu utilises la forme de la liste. Comme nous en avions parlé en classe, la liste transmet en quelque sorte l’idée de quelque chose qui nous échappe, qu’il y a plus à dire – ce qui vient soutenir l’idée de mouvement que tu évoques. De plus, la liste est le lieu où peuvent se côtoyer des savoirs de différents ordres, participant à un refus de hiérarchisation. Un appui théorique à tout cela pourrait être le livre de Bernard Sève intitulé « De haut en bas : philosophie des listes ». En fait, au-delà de la liste, je t’inviterais à réfléchir à des manières narratives de signifier qui se refusent à la fixation ou à l’impératif de complétude, de carcan. Par exemple, as-tu l’intention, comme tu l’as fait dans ce descriptif, d’intégrer des citations dans ta création ? Cela permettrait de lier les portraits à une histoire plus grande, ainsi qu’à insérer l’idée de filiation (de ce point de vue, l'article de Catherine Dupuis : « L’intertextualité comme tentative d’archivage d’une filiation politique féminine dans Manuel de poétique à l’intention des jeunes filles et L’année de ma disparition de Carole David » peut être intéressant). D’autres pistes pourraient être la fragmentation ou l’utilisation d’images.

Finalement, je me doute que tu empruntes le terme « remembrement » à Metka Zupančič et son livre « Les écrivaines contemporaines et les mythes », mais si ce n’est pas le cas, ce sera assurément une source riche pour ton mémoire! Aussi, je te suggère l'article « Dans le corps du texte » par Andrea Oberhuber, à propos de l’écriture du corps.