Dans les expériences de pensée, le rapport entre la fiction et la réalité va habituellement du premier terme au second: on crée un scénario (souvent fantaisiste) qu’on peut ensuite appliquer à des cas concrets. C’est du moins ainsi que je l’ai abordé dans ce blogue, notamment en parlant du mythe de l’anneau qui rend invisible.
Mais il arrive aussi que le rapport change de direction et que le réel fournisse une matière qu’on peut immédiatement transformer en expérience de pensée.
Je l’ai vécu cette semaine, quelque part au quatrième étage du Collège Ahuntsic.
Mes étudiants effectuaient un travail d’équipe et quittaient au fur et à mesure qu’ils le complétaient, ce qui occasionnait plusieurs déplacements. Vers la fin du cours, quand il y avait encore une douzaine d’étudiants dans le local, on m’a signalé qu’un billet de 20$ traînait par terre. Personne ne se dépêchait pour le récupérer.
J’ai d’abord pensé qu’il m’appartenait, mais c’était impossible: mon argent se trouvait dans un portefeuille que je n’avais pas sorti depuis mon arrivée au cégep.
Comme à peu près tout le monde, j’ai déjà vu traîner de l’argent par terre sans connaître sa provenance, mais j’étais alors le seul à être confronté à cet argent que je venais de découvrir. Et comme à peu près tout le monde (?), je l’ai généralement ramassé et gardé.
Ce matin-là, en classe, c’était plus compliqué. J’ai ramassé le 20$, mais je ne savais pas trop quoi en faire. Le garder? Je ne m’en sentais pas capable. Quant à mes motifs… j’aimerais penser que c’était par droiture morale, mais c’était peut-être aussi — pour reprendre le mythe de l’anneau — parce que j’étais sous le regard d’autrui.
Allais-je donner le 20$ à la première personne qui se manifesterait? Pas sûr. Qui me dit qu’elle serait la véritable propriétaire du billet? Une étudiante a pensé la même chose et a dit «C’est à moi!» avec un sourire en coin.
Il était hors de question de laisser le 20$ aux gardes de sécurité qui reçoivent les objets perdus. On peut difficilement considérer un billet de 20$ comme un «objet perdu»: loin d’être signé et individualisé, il est parfaitement générique. Et les gardes seraient alors embêtés par le même dilemme moral que moi.
J’en étais là dans mes réflexions quant un étudiant est revenu en classe pour récupérer l’argent et imposer un dénouement abrupt à mon aventure: tout indiquait qu’il était honnête et ne faisait que reprendre son bien.
Mais j’ai tout de même eu l’impression, un moment, d’être dans une classe semblable à celle du film After the Dark (abordé dans un autre billet), dont l’enseignant plonge ses étudiants dans des cours qui sont de véritables expériences de pensée… tout en s’y plongeant lui-même.