L'usurier
tu sors de l’épicerie
dans ton sac un concombre
trois poitrines de poulet
avocat
poivron
tu te retournes et tu vois
la belle bête perchée
tu la regardes
mais elle ne te regarde pas
*
tu te souviens
de leurs vols de leurs piquées
vers la terre
ils revenaient avec
entre les serres
des mulots des carouges
parfois rien
jusqu’à ce que les buses
les urubus
survolent le plate
*
d’habitude tu prends le temps
mais à ce moment précis
tu n’avais pas l’appareil en main
tu as couru sur Lafontaine d’Orléans Adam
concombre et poitrines s’entrechoquant
tu as avalé puis dévalé
les marches du bloc
avant de retrouver le stationnement de l’épicerie
et la belle bête
*
elle aurait pu s’envoler
te laisser en reste
avec dans l’objectif
un lacet noué au garde-corps
de la galerie des duvets gris et bleus
un fatras de fientes gelées sur fond de
briques rouges un appui violet des fenêtres
fracassées par trois fois une Rubbermaid
sans couvercle du bois pourri
une poulie du mortier poreux des toiles
en lambeaux et cetera
mais elle est restée
*
au moment d’enfoncer le déclencheur tu
as senti ton cœur battre l’index et les secondes
la joie passée tu es retourné
par la ruelle où un homme
tenant entre ses doigts
deux aiguilles et une cuillère
noircie t’avait déjà demandé
tu me fais une photo
j’te fournis l’héro?
*
tu as trouvé le coupable
celui qui fait la passe
aux pigeons depuis des semaines
Littré te rappelle
que l’épervier est aussi un filet
à prendre du poisson
au figuré un usurier
il y a des commerces où l'on cède la réalité
au prix d'une livre de chair1
*
ton grand-père les appelait faucons
ça suffisait
tu n’as su les nommer que ce matin
au hasard des recherches des courses et du coeur
dans un stationnement d’Hochelaga
tu aurais voulu le lui dire
moins le nom trouvé
que l’étonnement qui lui a tracé la voie
- 1. Marcel Labine, Le pas gagné, Les Herbes rouges, Montréal, 2005, p. 83.