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Flâneries en trois temps

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Les lieux sont des histoires fragmentaires et repliées […] des temps empilés qui peuvent se déplier, mais qui sont là plutôt comme des récits en attente…

Michel de Certeau

                                                                                            

Trop léger pour janvier

Ruelle Daguerre. Seulement ce toponyme dans un éclat de tôle blanche et mon pas sur un sol rendu incertain par l’hiver.

J’emprunte, vers le sud, une ruelle transversale. Les arrière-cours sous la neige préservent leur intimité, mais s’animent peu à peu d’êtres vivants et de choses, non visibles jusque-là: l’air humide rejeté par une sécheuse; le glaçon gouttant au soleil; le chat noir dans mon objectif, effarouché; l’aile frémissante d’un moineau. Ces éléments tiennent tout juste ensemble, le temps de traverser une ruelle innommée.

Bruits de compresseur d’air, de coups de marteau. La ruelle aboutit à un chantier de construction. Ici, le chant des oiseaux résonne comme un cri de ralliement, participe au vacarme. Des murs se dressent dans le quartier, des murs entre lesquels des vies s’écouleront. Bientôt, aux fenêtres pendront des rideaux diaphanes, opaques, colorés… Tirés, ils dissimuleront, puis s’entrouvriront, soulevés par le vent, écartés d’une main, révélant des histoires qui seront racontées tôt ou tard ou commentées un matin par des voisins discutant par-dessus la clôture.

Des parfums d’épices émanent de l’usine Épices de cru, flottent sur l’avenue Letourneux, accentuent l’exotisme d’une maison aux corniches safran : la maison Ernest Fournier, construite avant la voie ferrée, les manufactures et les habitations environnantes. L’appellation du bâtiment évoque l’existence d’un menuisier du village d’Hochelaga, d’un homme ayant acquis le lot de terre sur lequel repose aujourd’hui une maison illuminée par le soleil. Tandis que des aromates provenant de l’autre bout du monde répandent leurs parfums que le vent emporte dans les rues d’Hochelaga-Maisonneuve, je photographie la composition formée par le ciel bleu, les corniches safran, la coupole de l’édifice du marché et la lune entre les fils électriques. Comme si, par ce geste, j’allais soustraire quelque chose à l’écoulement du temps.

*

Sur les briques d’une maison, des lettres tracées au pochoir, soigneusement alignées. Je t’aime. Des oiseaux piaillent, sans doute arrêtés ici pour se reposer et se réchauffer serrés les uns contre les autres. Où se cachent ces oiseaux? À qui s’adresse cette déclaration d’amour? Le soleil frappe le mur et dore le lettrage impersonnel transformé en lettres de feu.

Des briques rouges, partout, même dans le ciel, et des mots, écrits, prononcés, partout, invitent à interroger le lieu tout en le découvrant.

*

Le marché Maisonneuve apparaît tel un abri contre l’inclémence de l’hiver. La voix de l’employé derrière le comptoir de la boulangerie Première Moisson s’ajoute aux bruits confus, un peu étourdissants. Avez-vous pris un numéro? À mon arrivée, personne ne faisait la file pour commander. Je regarde derrière moi, une femme se trouve là, un ticket à la main. Je vais chercher un numéro, puis un café en respectant mon rang dans la file virtuelle (de nouveau déserte). Un autre employé veille au maintien de l’ordre, il replace des chaises, siffle, sépare une table de la mienne, replace les chaises, essuie la table, siffle. Une machine émet un bip. Dehors, un moineau sautille en picorant je ne sais quoi, s’envole, laisse des traces sur la neige et une impression de déjà-vu, fugace. Quinte de toux, éclats de rire, de voix, bruits de vaisselle remuée, de monnaie entrechoquée. L’employé ne siffle plus, il fredonne en scrutant les alentours. Une femme, attablée tout près, les mains en porte-voix, crie à Normand de prendre un numéro. Normand, même si personne ne fait la file, prend un numéro. Sur une pancarte, je lis : Veuillez prendre un numéro S.V.P. 

*

À la fin du jour, les rues, doucement, perdent leurs couleurs tandis que les ombres en prennent possession. L’une d’elles, qui se déplace à grand-peine comme sous le poids d’une fatigue infinie, me rappelle un homme croisé près du marché Maisonneuve. J’avoue avoir tenté d’éviter son regard. J’avais remarqué le manteau trop léger pour janvier. Pourquoi avoir été embarrassée de ne pas avoir un sou en poche et maintenant, pourquoi me souvenir de ses yeux emplis d’eau dans les miens?

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De retour à la maison, j’apprends que la ruelle Daguerre a été désignée ainsi, en janvier 1927, en l’honneur de « Louis-Jacques-Mandé Daguerre (1787-1851), peintre français, inventeur du diorama et l’un des inventeurs de la photographie. »

En m’engageant dans la ruelle Daguerre, intriguée par sa dénomination officielle, je me doutais qu’un itinéraire finirait par se dessiner. Il arrive que les toponymes, s’ajoutant aux impressions, influencent le tracé de mes déambulations. Ils orientent mes flâneries, ou du moins leur donnent un certain sens.

*

Mars file, doux

À la place Gennevilliers-Laliberté, des gens oublient l’hiver sur les bancs ensoleillés, bras croisés, visages tournés vers La Fermière, comme dans l’attente d’un mouvement, d’un jaillissement d’eau peut-être…

La boulangerie Première Moisson baigne dans la musique latine, les arômes de café, de chocolat. Une rouquine au profil flamboyant se trémousse sur sa chaise au rythme des percussions, participe à l’atmosphère tout comme son compagnon qui marque la cadence en tambourinant avec ses doigts sur la table. Impossible de lire l’inscription : Veuillez prendre un numéro S.V.P. La pancarte a été remplacée par un distributeur à bouton vert sur lequel il est écrit : Appuyez ici pour un numéro. L’employé siffle, essuie les tables, replace les chaises. À mes côtés, un vieillard souriant dans une chemise bariolée murmure des paroles inaudibles que couvre une voix perçante : Anne-Marie, as-tu pris ton coupon? Entre les bruits de vaisselle remuée et ceux de la machine à café, je recueille des mots qui ne me concernent pas (vraiment?). Tu cherches toujours des jobines à gauche et à droite. C’est flou, ce que tu dis. L’année passée, j’étais certain de mon coup. La personne avec le numéro 26… 27…

Je quitte ce lieu qui déjà n’est plus le même en laissant des flocons d’avoine sur le sol et un sourire à l’homme qui s’installe à ma table.

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Sous la bruine d’un vendredi d’octobre

Métro Préfontaine. Je pige trois mots. Pharmacie. Périphérie. Choses entendues.

Je marche sous la bruine avec trois mots en tête et dans la poche. Pharmacie. Périphérie. Choses entendues. Des mots auxquels s’ajoutent dans mon carnet : élastiques à cheveux, banane, gouttière, jardinière, bain, carillon, rats, hibou, pou, caillou.

Dans une ruelle où un corbeau croasse sur une branche sans feuilles, des couleurs éclatent, révèlent des éclaircies que cherchait sans doute mon œil. Le turquoise du portail en bois, celui du parasol au fond de la cour; le violet des graffitis assorti au chandail accroché de travers sur la corde à linge; l’orangé du hamac parsemé de feuilles mortes dans lequel personne ne rêvasse. Je vois sur un escalier en colimaçon le bleu méditerranéen de Myriam et, plus loin, les géraniums sur son balcon. Nous disons : Il va falloir entrer, composter, jeter ça bientôt. Je parle du gel imminent, d’un bananier qui ne donnera pas de bananes dans les bourrasques de l’automne. Les cris du corbeau s’entremêlent à nos paroles.

Un hibou travesti en un étrange pirate des mers, posté au-dessus d’une clôture Frost, braque ses yeux sur nous, son pistolet aussi. Nous rions. La bruine mouille nos visages levés vers le gardien de la ruelle Sansregret.

Benoit évoque la présence (ou l’absence, je ne sais plus) d’un épervier, un véritable prédateur celui-là, de pigeons, dont il reste les fientes sur un balcon; de mots sur les briques, effacés, que nous prononçons à voix haute face au mur vide. Les rats. Les rats? Les rats. Ah! Les rats!

Chez Jean Coutu, sur la rue Ontario, il est question d’élastiques, de poux, de la nécessité d’attacher les cheveux des écolières. Je froisse entre mes doigts les bouts de papier dans ma poche. Pharmacie. Périphérie. Choses entendues. Un clocher sonne l’angélus de midi.

La porte de La Grange du Boulanger s’ouvre sur des tintements de carillon et une odeur de pain chaud. Et puis le plancher de bois craque sous les pas. Les tintements du carillon. Les craquements du plancher. Les paroles des gens sur leurs lèvres. Avez-vous votre carte de fidélité? Il est Italien. Envoie-moi des photos. Le rouge des croissants. Le vert lime des tartelettes. Le reflet des pots Mason dans la vitrine où tombe la bruine. 

Modalités du parcours: 

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