Le monde est Sharp à Hochelaga.
Il est vraiment Sharp.
Le monde est Sharp comme dans: coupant, acéré, pointu, vif, brutal, intelligent, beau et raffiné, la barbe blanchie par le froid, le visage vachement masculin.
Le monde est vraiment Sharp à Hochelaga.
Surtout quand il est vu à travers le cadre bousillé d’une télé abandonnée dans le parc Raymond-Préfontaine sur les estrades en bois derrière le marbre du terrain de baseball. Il ne restait du moniteur que son cadre d’un gris métallique, l'écran avait volé en éclats. Les circuits intégrés trainaient ça et là sous les estrades, le boîtier éventré gisait contre la clôture de métal, des vis et des circuits constituaient un micro-labyrinthe sur l'asphalte.
On imagine facilement des jeunes s’en donner à cœur joie sur l'appareil abandonné, des coups pieds répétés sur le boitier, des projections à bout de bras, des roches lancées sur l’écran, et le plaisir de voir le contenu surgir quand la vitre explose, les circuits, les fils et les tiges de métal, le motherboard vert olive, un ventre sec et mécanique maintenant lacéré.
Les bancs de bois des estrades sont Sharp à Hochelaga.
Les arbres dans le parc sont Sharp à Hochelaga, même quand ils portent des balafres pas possibles.
Les clôtures sont Sharp à Hochelaga, pis les terrains de baseball fermés pour l’hiver, pis les grillages recouverts de tâches de peinture, pis les graffitis, pis les pictogrammes ridicules laissés par des employés syndiqués.
Les fontaines sont Sharp à Hochelaga, même si on a le goût de dire fuck, y a pu d’eau, y a pu rien, que des feuilles mortes au sol et des nuages lourds et un froid à engourdir les doigts et une lumière blafarde.
Les dalles de ciment sur le bord des pataugeoires fermées pour l'hiver sont Sharp à Hochelaga.
Je me suis emparé du cadre délabré et, au lieu d'aller le déposer dans la poubelle, derrière la fontaine, je l'ai emporté. Le moniteur vidé de ses entrailles et de sa surface plane est devenu un cadre par lequel j'ai commencé à voir le monde. Les fastfood, les dépanneurs, les usines, les affiches, les maisons, les portes, les raisons sociales, les bornes fontaines, les arbres, les branches, le soleil, les graffitis, tous vus à travers le cadre et transfigurés par ses bons soins.
Les grilles sur les fenêtres des manufactures désaffectées sont Sharp à Hochelaga.
Les grandes valves d’eau désaffectées sont elles aussi Sharp à Hochelaga
Et les cônes de la ville sont Sharp à Hochelaga, même quand ils attendent sagement qu’on vienne les chercher, leur ouvrage accompli. Ils restent malgré tout Sharp, avec leurs bandes phosphorescentes.
Les enseignes commerciales sont Sharp elles aussi lorsque regardées à travers l'écran de télévision à Hochelaga.
Tout est plus beau à travers le cadre, tout est Sharp, même le petit Prince est Sharp à Hochelaga. La télévision lui va comme un gant. Il est télégénique, le petit Prince. Dessine-moi un écran… Veux-tu? Fais-moi penser à autre chose. Qu’est-ce qu’il fait là, au juste, le petit Prince? Est-il censé nous dire que l’imaginaire est plus fort que la rue? Que la pauvreté? St-Ex à Homa. Le règne des bons sentiments. J’aurais préféré Sol ou Paillasson, ou madame Giroflée.
Je n’ai pas juste vu le monde à travers le cadre de la vieille Sharp, j'ai pris des photos. Je m'en suis servi comme facon de cadrer mon propre regard. J'ai pris mes photos à travers le cadre rompu de la télé. Le premier cadre toujours fonctionnel, le second d'ores et déjà brisé, inutile, un détritus ramassé au gré d'une déambulation de fin d'après-midi.
Une télévision vandalisée, ses circuits émiettés, ses émissions vidées de toute actualité. Une télé réduite à son cadre de plastique métallisé, un dispositif rabattu à ses matériaux constitutifs.
Les affiches révolutionnaires sont Sharp à Hochelaga. Les slogans sont plus précis, leur force décuplée par le cadre enchâssant de l’écran. Anticapitalistes!
Protégeons le pays des attaques du néo-libéralisme!
Refusons toute forme de transport du pétrole, que ce soit par train, camion, bateau ou pipeline, tous sur le point de déverser leur contenu, comme à Lac-Mégantic!
C’est une évidence: les dessins sont plus efficaces quand ils ont été cadrés.
Même Lisa Leblanc est Sharp à Hochelaga. Pis il suffit que je vois son nom ou sa face pour qu’aussitôt une de ses chansons se mette à tourner dans ma tête. Celle sur le Kraft Diner. Ou sur les lignes d’Hydro.
Plus personne ne regarde la télé à Hochelaga, du moins sur son téléviseur Sharp à écran plat, acheté dans un Pawn shop de la rue Ontario. Plus personne ne capte de poste, ni TVA, ni Radio-Canada, ni Musique Plus ni RDS. Plus personne ne mange son repas en regardant l’écran bien installé sur sa table de cuisine. Plus personne ne jure en écoutant les résultats de Loto-Québec. Plus personne ne crie quand un but est compté. Plus personne.
Après un moment, j’ai jeté le cadre dans une poubelle sur Ontario, juste à côté de Chez Sandrine, où j'avais rendez-vous. J’ai pris une dernière photo, mémento de fortune, avant d’aller rejoindre la gang. J’étais en retard. Mais j’avais été Sharp. Personne ne pouvait me l’enlever.
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