Eastgate: dissonances en mode mineur

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Eastgate Systems: il suffit d’évoquer le nom de la célèbre maison d’édition fondée au début des années 1990 pour savoir à quel type d’œuvres s’attendre. Un certain minimalisme retenu dans la phrase, rappelant Carver [1]. Un postmodernisme intellectuel et prudent, vaguement pynchonien, utilisant le dispositif hypertextuel pour multiplier les fils narratifs et les couches du récit. C'est du «Serious Hypertext» [2], sans l’ombre d’un doute: pensons à afternoon, a story [3], pensons à Victory Garden [4], pensons à Patchwork Girl [5], mais pensons aussi à Completing the Circle [6], I Have Said Nothing [7], Notes Toward Absolute Zero [8]… Quelque chose comme de la Haute Littérature destinée à un public largement académique, venue couronner l’expérience littéraire américaine des années 1970 et 1980 – et tombée peu à peu dans l’oubli en même temps qu’elle, au fur et à mesure que postmodernisme et minimalisme s’épuisaient eux aussi. Aujourd’hui, comme le souligne Anja Rau, si l’on parle encore d’Eastgate, ce n’est souvent qu’«into the classical antiquity-department of the study (and perusal) of digital literature» [9], dans un contexte académique restreint, en tant que curiosité vintage à laquelle tout étudiant s’intéressant à l’hyperfiction finit par se confronter. Bref, si la réputation d’Eastgate Systems survit encore, symbole de l’Âge d’Or de l’hypertexte, force est de constater que, dans les faits, on en lit de moins en moins. Et encore, rares sont ceux qui se rendent aujourd’hui plus loin que Michael Joyce, Stuart Moulthrop et Shelley Jackson.

Ce qui ne veut pas dire que la réputation d’Eastgate comme la maison du «Serious Hypertext» soit mensongère, loin de là. Il faut bien admettre que le style est consistant dans la grande majorité des œuvres publiées par la maison. On a beau creuser, dans 90% des cas, la théorie du «Serious Hypertext» se tient parfaitement. Ou à tout le moins, bien assez pour parler sans rougir d’une véritable École Eastgate. MAIS (et c’est un gros MAIS), qu’en est-il de l’autre 10%? Du reste? Du «not-so-Serious Hypertext»? Peut-on penser Eastgate autrement, imaginer une uchronie littéraire décalée où Eastgate serait plutôt devenue synonyme de «Delirious Hypertext»?

Travailler dans un laboratoire comme le NT2 possède ses avantages. Comme par exemple de découvrir un jour dans un coin de la bibliothèque la collection complète d’Eastgate et de s’apercevoir que, en-dehors des Joyce, Moulthrop et Jackson (encore eux), la majorité des œuvres n’a jamais été lue ni fichée à l’interne. Pour remédier à la situation, j’ai donc placé la pile de CD-ROM et de disquettes sur le coin de mon bureau, sorti un vieil ordinateur encore compatible avec les logiciels utilisés, et lu une à une ces œuvres Eastgate oubliées, rédigeant pour chacune une nouvelle entrée dans notre Répertoire des arts et littératures hypermédiatiques. Expérience personnelle fascinante s’il en est une, comme de faire une plongée en apnée presque vingt ans en arrière, avec en prime l'occasionnel courriel envoyé à l’auteur ou à l’éditeur pour venir à bout d’un mot de passe qui résiste ou retrouver de précieux fichiers .dll manquants (merci à John McDaid, Mark Bernstein et Robert Kendall).

Le texte qui suit n’a rien de très sérieux. Juste quelques constatations et découvertes surprenantes sur une poignée d’œuvres choisies, présentées à des fins ludiques, pour s’amuser un peu de l’École du «Serious Hypertext». Un genre d’hommage au 10%, aux oubliés, à cet Eastgate autre disparu dans les marges de la grande histoire officielle de la maison.

Quelques anomalies de genre

Tel que nous l'avons soutenu ailleurs [10], le style Eastgate est habituellement synonyme de retenue, de sobriété, d’un certain élitisme littéraire de tradition minimaliste postmoderne. Le style Eastgate, c’est Michael Joyce commençant afternoon, a story en écrivant simplement: «I want to say that I may have seen my son die this morning» [11]. Tout en subtilité, tout en sous-entendu.

Ou du moins, c’est la théorie.

En pratique, il arrive aussi de tomber sur des trucs étranges comme King of Space de Sarah Smith [12] qui, en plus de flirter visiblement avec le space opera, nous assomme dès l’ouverture avec quelque chose de totalement délirant, du style:

Sunside of the Asteroid Belt, the fertile Empire of Terra stretches from Venus to Mars. The Emperor reigns here with his Children, the Priestess and the Red King. The Terrans flourish on three worlds, two inhabited moons, and hundreds of bats, the spaceborne colonies run by the Six Houses. Darkside lies the Io-EuropaComplex, home of the Inhumans, rebels against the Empire. Between them are the Rocks – the Asteroid Belt, quarantined against men and unmen. It is a place of unimaginable emptiness. In 690 billion square miles, only three asteroids can support a Class A town: Pallas the whorehouse, Circe the prison, and Ceres the bureaucracy. From these three asteroids, hidden behind glass screens and virus filters, the Terran administrators try to hold a territory larger than all of the Empire. The Independent Trading Colonies scratch out a living in Beltspace. Each ITC supports perhaps fifty to a hundred humans. But between the ITCs and the Three, there is emptiness, desertion, and silence. Fifty years ago, it was different. But then the Incarnations came, the Priestess and the Red King... And after them all, the plague... [13]

En lisant cela dans la foulée des autres textes d’Eastgate, on a presque envie de crier à la faute de genre, ou même à la faute de goût. Un peu comme découvrir une édition combinée de l’œuvre complète de Raymond Carver et du meilleur de la fanfiction Star Wars. Mais sincèrement, si la faute de genre (thématique de cette section) est à ce point délicieuse, pourquoi s’en priver! Le délire science-fictionnesque de Smith, programmé sur Hypergate, offre un contre-exemple splendide au style Eastgate. Ici, la phrase retenue cède la place au jargon spatial halluciné; la lexie épurée s’efface derrière les petits robots animés et autres bidules du genre; le dispositif hypertextuel ne sert pas la multiplication des fils narratifs ou leur complexification, mais plutôt une aventure du style «dont vous êtes le héros», avec des choix simples et clairs (boire ou ne pas boire une coupe de vin, tourner vers la gauche ou vers la droite, etc.); et le tout est entrecoupé de casse-têtes, de parties de Tetris modifié, de leçons de pilotage et autres aventures à résonnance vidéoludique. En 1992, la parution de King of Space, un space opera ludique parfaitement maîtrisé, fait définitivement peser sur Eastgate un soupçon de crise identitaire.

Puis vient encore We Descend de Bill Bly, paru cinq ans plus tard [14]. Pourtant, après Sarah Smith, Eastgate publie Shelley Jackson, Michael van Mantgem, J. Yellowlees Douglas, Tim McLaughlin, affichant un score presque parfait – avant de retomber avec Bill Bly dans la science-fiction et dans une multitude d’autres littératures de genre à des lieues de l’identité institutionnelle de la maison, alors à son apogée: enquête/mystère historico-biblique (on peut presque penser Dan Brown), romance gaie vaguement fétichiste (je te torture/je t’aime), format du récit d’aventure «dont vous êtes le héros», etc. Construite sur le mode de l’archive, l’œuvre de Bly n’en est pas moins passionnante, mais elle fait encore une figure d’ovni sur la fiche de route d’Eastgate. Résumé: dans un futur éloigné, notre civilisation a disparu et le monde est entré dans un second Moyen Âge, où les historiens cherchant à déterrer les restes de notre monde sont torturés et persécutés par des inquisiteurs sans pitié, alors qu’un peuple mutant se nourrissant de chair humaine protège les derniers ordinateurs et les derniers CD-ROM. Et dans un futur plus éloigné encore, un académicien découvre le journal d’un scribe ayant assisté un inquisiteur particulièrement vicieux, journal contenant peut-être la clé des origines oubliées du monde… Le récit est lourd, baroque, reprenant une foule de clichés médiévaux, bibliques et science-fictionnesques. Ici, personne ne boit de tasse de café en s’interrogeant sur des trucs simples («mon fils est-il mort?») ou en ruminant avec impuissance une relation amoureuse en train de se décomposer; le lecteur ne passe pas son temps à admirer la sobriété stylistique de la phrase, mais se laisse plutôt emporter par le récit enlevant d’une épopée futuriste improbable. Variation no.1: «Eastgate, Science-Fictionous Hypertext.»

Même en poésie, le style Eastgate a fini par donner naissance à certaines normes, par dessiner les contours d’un style proche sous plusieurs aspects du style Eastgate général, tel qu’on l’observe dans les hypertextes de fiction. C’est un peu ce qu’on retrouve dans Unnatural Habitats de Kathy Mac [15], dans Sea Island d’Edward Falco [16] ou dans Mothering de Judith Kerman [17]:

driving through desert in the noon heat. a familiar voice, something she once read or someone said to her, smiling with murder in his eyes: DEATH. it's so dry you could sweat out all your blood and not know it. the skin dries, the mouth dries, the eyeballs begin to crack, the vagina itches with dryness, only the towel under her back is damp with sweat, the bowl of valley and mountains flattens out and glitters [18]

MAIS (et c’est encore un autre gros MAIS), Eastgate est aussi responsable de la publication des poèmes de Jim Rosenberg, Diffractions Through [19] et The Barrier Frames [20], expérimentations sauvages du côté de la notation syntaxique formelle et de la simultanéité lexicale. Concoctés sur Oracle [21], ces deux longs poèmes exigent du lecteur un effort important et soutenu: le style est extrêmement hermétique; il faut garder en tête la signification d’une multitude de connecteurs logiques schématisés pour comprendre les relations entre les différents groupes de mots; des grappes de vers demandent à être lues simultanément pour révéler leur sens, bien que l’exercice soit humainement impossible; etc. La poésie de Rosenberg est mathématique, logique, impossiblement rébarbative, mais aussi d’une grande beauté technique – un délire syntaxique à peu près illisible, vaguement traversé par des figures chamaniques, des rituels sacrificatoires, des images violentes et une sexualité passive rapprochant le sujet de la mort, dont on ressort sans trop savoir ce qui vient de se passer. Encore une fois, Eastgate se révèle capable de publier des trucs qui n’ont pas grand-chose à voir ni avec le minimalisme ni avec le postmodernisme retenu qui font la signature de la maison. Variation no.2: «Eastgate, Logico-Schematic Hypertext.»

Quelques petites anomalies de genre, donc, qui s’inscrivent dans une histoire parallèle d’Eastgate. Des œuvres qui détonnent, qui ne viennent pas à l’esprit quand on s’exclame «Eastgate!», mais qui sont néanmoins intéressantes, intrigantes, complexes. Après tout, un peu de space opera, de mystère néo-médiéval et de notation syntaxique formelle n’ont jamais fait peur à personne… Et il faut admettre que ça ajoute un peu de relief au paysage parfois un peu plat du «Serious Hypertext».

Le cas Mahasukha Halo

Un des auteurs Eastgate à avoir le plus théorisé sa propre «déviance» par rapport au style de la maison est Richard Gess, l’auteur de Mahasukha Halo [22]. Dans un texte de 1993 [23], il explore en effet largement les raisons qui l’ont poussé à concevoir son œuvre comme une zone d’exploration en marge de la pratique institutionnalisé de l’hypertexte minimaliste postmoderne, loin de l’obsession des récits entrecroisés qui domine les pratiques des Michael Joyce et autres grands noms du début des années 1990:

Most of the hyperfictions I’d read and most of what I’d read about them began with the idea of hypertext as an engine for creating criss-crossing simultaneous multiple narratives. This seemed admirable, even fascinating, but also restrictive: to make multiple-narrative hyperfiction meant writing bunches of the same old stories. [24]

Mais Mahasukha Halo, c’est quoi? Un ensemble éclaté de fragments poétiques qui évoquent un monde science-fictionnesque franchement burroughsien, peuplé de junkies, d’extraterrestres mutants, d’esclaves hébétés et de dieux capricieux. Aucun récit, aucune intrigue, que des images surprenantes qui s’enchaînent sans trop de cohérence. La description qu’en donne Gess vaut à elle seule le détour:

I sampled with insouciance from sources as disparate as Charles Fort and Alice Cooper; I shamelessly emulated Burroughs and then grafted my knockoffs of his themes, tone, and method onto the shadows of pre-Paul Morrisey Andy Warhol movies. So the cumulated sentences vaguely detailed an extraterrestrial subculture taking mutating drugs to alter and accelerate their species’ natural cycles of cross-sexual morphing. The aliens slid back and forth between genders like denizens of an endless party at the 1966 Factory, making movies of unfortunate human missionaries they’d captured and shot full of mutators. [25]

Ce n’est pas très afternoon. Ce n’est pas très Victory Garden. En fait, dans la mesure où les hypertextes de fiction sont concernés, ce n’est pas très grand-chose. L’ovni ultime condensé de contreculture et catapulté dans l’ère numérique:

I thought the hyperfictions I’d read were radical structures enclosing mainstream texts; I wanted to make something cruder, more dangerous word by word, jamming hyperfiction’s NPR with weird noise from other planets. Writing from this aesthetic filled the Xeroxed pages of a hundred little magazines every month, but nobody seemed to have electrified it yet. [26]

Et c’est là que Gess s’avère particulièrement intéressant. En créant Mahasukha Halo, il était conscient du poids de la tradition Eastgate. Il connaissait les règles, savait ce qu’on attendait de lui. Mais il a tout de même choisi de partir dans une autre direction, pour le plaisir, pour faire quelque chose de radicalement différent. Un renégat autoproclamé s’étant donné comme mission de tordre les clichés de l’hyperfiction. Ainsi, lire Gess est un peu comme avoir un accès direct à cette mystérieuse identité autre de l’hypertexte Eastgate. Même l’utilisation que fait Gess du logiciel Storyspace, logiciel habituellement considéré comme l’Ultime Principe Organisateur Logique par les auteurs obsédés par les dispositifs narratifs postmodernes, tient définitivement de la rébellion technologique: «I didn’t want to know how the software worked. I wanted to use it like someone stealing their first guitar» [27].

Dans le palmarès des étrangetés Eastgate, Gess occupe donc une place de choix. Celle de l’auteur qui a osé se foutre d’utiliser Storyspace correctement ou non. Celle de celui qui n’avait pas grand-chose à faire d’un récit. Celle de l’auteur qui a tout de même écrit des trucs totalement hallucinants, comme «Their shit littered the streets, they thought shitting towards the sun killed the demon», ou encore:

I hated the jelly, it was so cold, they were all watching like they’d never seen someone with only, only one sex in himself, the jelly was so cold you burned, it seemed like it burned away your nerves and for a minute you didn’t feel anything and that’s when you injected yourself, they all yelled at you to do that. [28]

Beaucoup plus sauvage que tout ce à quoi Eastgate est aujourd’hui associé dans l’imaginaire académique. Variation no.3: «Eastgate, Rogue Hypertext.»

Décentrer la lecture

Penser ces trois variations marginales du style Eastgate (Science-Fictionous, Logico-Schematic, Rogue) est aussi une invitation à décentrer notre lecture d’œuvres autrement ravalées par le style Eastgate dominant et considérées, à l’intérieur de celui-ci, comme mineures. Une œuvre un peu embêtante lorsque lue parmi les «grands noms» de la maison peut en effet s’avérer beaucoup plus intéressante lorsqu’on la resitue dans les marges, dans cette histoire alternative dont je m’efforce d’imaginer les contours.

Considérons par exemple Directions de Rob Swigart [29] et Uncle Buddy’s Phantom Funhouse de John McDaid [30], deux œuvres programmées sur HyperCard.

Directions de Swigart se présente comme une série de vignettes poétiques faussement anthropologiques et plus ou moins reliées entre elles (en fait, plus souvent «moins» que «plus») où l’auteur évoque des civilisations anciennes étranges performant de multiples mutilations et rituels de mort, où la souffrance devient spirituelle et où la fertilité ne se gagne qu’au prix d’énormes sacrifices:

Among the K’Chun the sensation of corporeal decay is said to be exquisite and palpable. The priestess of Sin, the K’Chun capital city of broad plazas and intense nighttime heat, was reported to be an expert at the application of the instruments of decay. She lived alone, as all priestesses must, in the Palace of Fevers, and sang the querulous songs of her office. Her husband, forbidden to see her at any time other than the dark of the moon, said to her on more than one occasion: “It is without rancor that I pierce my earlobes, my penis, my tongue with the urchin spine, the stingray spine, for what flows from my wound is the blood of kings.” Her laughter rippled like jade in water. The pain made her husband shiver with delight even as the beetles crawled through the sockets of his rotting eyes. [31]

Le tout organisé grâce à une interface reprenant l’image du tableau périodique des éléments (science! chimie! physique!) et entrecoupé de vignettes singulièrement modernes, où l’on peut par exemple découvrir le suicide d’un homme qui a passé ses derniers jours à enterrer des vidéos VHS dans son jardin.

En lui-même, l’hypertexte de Swigart est un peu décousu et peut-être trop hétéroclite pour son propre bien. Et en regard des grands hypertextes classiques produits chez Eastgate, il fait figure de parent pauvre, vaguement expérimental et maladroit… Pas assez minimaliste. Pas assez postmoderne. Pas assez académique. Un de ces nombreux textes que l’on ne lit plus et dont apparemment personne ne s’est jamais assez soucié pour lui consacrer ne serait-ce qu’un paragraphe perdu quelque part dans un article. Mais mettez-le en relation avec l’univers décadent de Richard Gess ou avec la science-fiction médiévale de Bill Bly, et déjà on tient quelque chose d’un peu plus solide. Si on pense une constellation d’hypertextes marginaux qui pourraient constituer la réalité alternative d’un Eastgate décalé, Swigart en fait définitivement partie.

Et que dire du brillant Uncle Buddy’s Phantom Funhouse de McDaid… Une énorme archive de faux documents, un récit à peine suggéré et dans tous les cas à peu près impossible à reconstruire. Non mais sans blague! Le récit dans sa boîte originale vient même avec une fausse lettre sur papier d’un faux éditeur et la fausse épreuve (annotée à la main) d’une nouvelle d’un auteur fictif, ainsi qu’avec deux cassettes audio HX-Pro B contenant deux albums d’un musicien qui n’existe pas. Et le CD-ROM lui-même ne contient qu’un dédale de fausses encyclopédies, de jeux de Tarot modifiés, de notices légales, de programmes de festivals inexistants et de revues fictives, de journaux intimes fragmentés, de paroles de chansons jamais enregistrées, de scénarios partiels de films jamais tournés, etc. Aucune véritable narration. C’est sincèrement, franchement et absolument étrange. En plus, le tout flirte avec la physique quantique, les voyages dans le temps, l’égyptologie, la contreculture américaine des années 1970-1980 et le cut-up façon Burroughs. Du grand n’importe quoi, impossible à appréhender à partir des stratégies de lecture développées par la fréquentation des grands hypertextes classiques.

Et pourtant, Uncle Buddy’s Phantom Funhouse est souvent réclamé comme étant du «Serious Hypertext». Mais est-ce vraiment le cas? Peut-on vraiment comprendre l’œuvre de McDaid à la lumière de la tradition officielle d’Eastgate, ou la déviation n’est-elle pas une voie d’analyse plus productive? McDaid est peut-être en effet beaucoup plus près d’une approche «rogue» à la Richard Gess que d’une approche académique à la Michael Joyce. Par l’utilisation sauvage d’HyperCard, par exemple. Ou par la multiplication éhontée des «loose ends», des impasses, des déviations inexplicables. McDaid ne raconte pas une histoire, il laisse le lecteur se débrouiller dans un fouillis d’artéfacts fictionnels dont il émerge avec la sensation d’avoir vécu quelque chose qui lui échappe. Une œuvre née de l’urgence de raconter quelque chose, mais sans trop savoir quoi, ni trop pour qui. Une histoire inexistante sans réel destinataire, ou alors qui n’existe que parce qu’elle n’existe pas (paradoxe difficile à expliquer mais qui gagne tout son sens à la lecture de l’œuvre).

Bref, l’œuvre de John McDaid est une œuvre de conflagration des genres, un inclassable. Une bonne dose de science-fiction, un peu de drame sentimental, beaucoup de punk-n’importe-quoi. Au royaume Eastgate de la retenue, McDaid donne définitivement dans l’excès, se positionnant comme un des leaders de la «résistance» et de la non-narrativité. Un autre auteur qui, comme Swigart, gagne à être resitué dans les marges, à être lu dans les interstices oubliées du catalogue Eastgate.

Quelques conclusions

Bien sûr, les limites de ce qui constitue réellement le style de l’École Eastgate demeurent un peu obscures. Et même s'il peut être tentant de se concentrer sur les «grands classiques» de la maison pour définir et comprendre ces limites, cela ne veut pas dire qu’il ne soit pas parfois pertinent de se perdre un peu dans les périphéries, de s'éloigner des titres qui ont fait leur chemin dans le corpus institutionnel pour flirter avec les ovnis de Watertown. Pas que ce soit, au final, ce qui va marquer l’histoire de la maison Eastgate, non… Seulement, on ne peut pas nier que ce soit éminemment divertissant.

Ces œuvres plus marginales, au sens propre du terme, constituent d’ailleurs un excellent rappel de la véritable nature d’une école, d’un style attribué à un groupe ou à une maison d’édition: sur le coup, on ne pense pas toujours être en train de créer un style ou de faire école. Si une certaine cohérence finit par se dégager au fil du temps, orientant en partie la production à venir, il n’en demeure pas moins qu’il arrive à tout le monde d’errer un peu, de se perdre en chemin. En d’autres termes, Eastgate n’a jamais été obligée d’adopter le style qui maintenant lui est associé; d’autres avenues étaient possibles et ont effectivement fait l’objet de brèves explorations. Comme le rappelle le fondateur d’Eastgate, Mark Bernstein lui-même:

We should not mistake the choices made by individual writers for the inclinations, much less the constraints, imposed by the medium. Facile generalizations can easily mislead. If our experience of cinema, for example, were based entirely on the movies shown by certain film societies, we might think cinema to be intrinsically ergodic and Hollywood an exceptional, if intriguing, liminal practice. The “ergodic” nature of early literary hypertext was dictated not by the nature of the medium, but by the social and economic milieu in which it arose. [32]

Le portrait que j’ai dressé des variations possibles du style Eastgate, je l’ai constitué en vintage décalé, en mode mineur, pour le plaisir de réécrire l’histoire d’Eastgate autrement – une histoire dissonante, où la littérature apparaît beaucoup plus bancale que prévu, beaucoup plus brouillonne, mais aussi plus audacieuse dans le choix de ses références. Pour revenir à ma proposition initiale, ne peut-on pas fermer les yeux un instant et s’imaginer un monde où Eastgate serait reconnue comme la maison du «Delirious Hypertext», plutôt que du «Serious Hypertext»? Simplement pour replacer les choses un peu en perspective…

 

[1] Joëlle Gauthier (2011) «Les "coquilles d’histoires": Hypertextes de fiction et minimalisme littéraire américain». Communication présentée au 9e congrès international pour l’étude des rapports entre texte et image, L’imaginaire / The Imaginary, de l’Association Internationale pour l’Étude des Rapports entre Texte et Image (Montréal, 22 au 26 août).

[2] Il s’agit de la devise d’Eastgate Systems, presque aussi célèbre que la maison elle-même.

[3] Michael Joyce (1987) afternoon, a story. Watertown (MA): Eastgate Systems.

[4] Stuart Moulthrop (1991) Victory Garden. Watertown (MA): Eastgate Systems.

[5] Shelley Jackson (1995) Patchwork Girl. Watertown (MA): Eastgate Systems.

[6] Michael van Mantgem (1995) Completing the Circle dans The Eastgate Quarterly Review of Hypertext, vol. 2, no 2. Watertown (MA): Eastgate Systems.

[7] J. Yellowlees Douglas (1993) I Have Said Nothing dans The Eastgate Quarterly Review of Hypertext, vol. 1, no 2. Watertown (MA): Eastgate Systems.

[8] Tim McLaughlin (1995) Notes Toward Absolute Zero. Watertown (MA): Eastgate Systems.

[9] Anja Rau (2001) «Wreader’s Digest – How To Appreciate Hyperfiction» dans Journal of Digital Information, vol. 1, no 7. En ligne: http://journals.tdl.org/jodi/article/viewArticle/28/29 (consulté le 17 juillet 2012)

[10] Joëlle Gauthier, op. cit.

[11] Michael Joyce, op. cit.

[12] Sarah Smith (1992) King of Space. Watertown (MA): Eastgate Systems.

[13] Ibid.

[14] Bill Bly (1997) We Descend. Watertown (MA): Eastgate Systems.

[15] Kathy Mac (1994) Unnatural Habitats dans The Eastgate Quarterly Review of Hypertext, vol. 1, no 3. Watertown (MA): Eastgate Systems.

[16] Edward Falco (1995) Sea Island dans The Eastgate Quarterly Review of Hypertext, vol. 2, no 1. Watertown (MA): Eastgate Systems.

[17] Judith Kerman (1995) Mothering dans The Eastgate Quarterly Review of Hypertext, vol. 2, no 2. Watertown (MA): Eastgate Systems.

[18] Ibid.

[19] Jim Rosenberg (1993) Diffraction Through dans The Eastgate Quarterly Review of Hypertext, vol. 2, no 3. Watertown (MA): Eastgate Systems.

[20] Id. (1996) The Barrier Frames dans The Eastgate Quarterly Review of Hypertext, vol. 2, no 3. Watertown (MA): Eastgate Systems.

[21] Oracle est un système de gestion de base de données relationnel en langage C développé par Oracle Corporation, compagnie californienne fondée en 1977.

[22] Richard Gess (1995) Mahasukha Halo dans The Eastgate Quarterly Review of Hypertext, vol. 2, no 1. Watertown (MA): Eastgate Systems.

[23] Id. (1993) «Magister Macintosh: Shuffled Notes on Hypertext Writing» dans TDR, vol. 37, no 4, p. 38-44. En ligne: http://www.jstor.org/stable/10.2307/1146291 (consulté le 17 juillet 2012)

[24] Ibid., p. 41.

[25] Ibid., p. 38.

[26] Ibid., p. 39-40.

[27] Ibid., p. 39.

[28] Richard Gess, Mahasukha Halo, op. cit.

[29] Rob Swigart (1995) Directions dans The Eastgate Quarterly Review of Hypertext, vol. 1, no 4. Watertown (MA): Eastgate Systems.

[30] John McDaid (1992) Uncle Buddy’s Phantom Funhouse. Watertown (MA): Eastgate Systems.

[31] Rob Swigart, op. cit.

[32] Mark Bernstein (2009) «On Hypertext Narrative» dans HT ‘09 Proceedings of the 20th ACM conference on Hypertext and hypermedia, p. 10. En ligne: http://delivery.acm.org/10.1145/1560000/1557920/p5-bernstein.pdf?ip=132.208.115.6&acc=ACTIVE%20SERVICE&CFID=97517884&CFTOKEN=85611582&__acm__=1343049448_1a19caaa6bf991a4a9b1dcb80a168d64 (consulté le 23 juillet 2012)