Œuvres hypermédiatiques: Que deviennent nos monstres?

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Cela fait maintenant un peu plus de deux ans que je travaille sur le Répertoire des arts et littératures hypermédiatiques du Laboratoire NT2. Avec le temps, j’ai appris à le connaître, à me faire une idée de ce qu’il renferme. À comprendre sa géographie, en quelque sorte. Et je me suis prise d’affection pour les monstres qui l’habitent – fantômes, morts-vivants et mutants en tout genre. Parce qu’il faut bien admettre que, dans le Répertoire, ce ne sont pas les zombies et les esprits qui manquent. Toutefois, certaines «absences» me laissent perplexe. Où sont nos vampires, nos loups-garous et nos monstres marins? Pourquoi certains monstres sont-ils surreprésentés alors que d’autres sont pratiquement absents?

Petite réflexion pas trop sérieuse sur le sujet…

Le Cauchemar, Johann Heinrich Füssli

Première constatation: les zombies semblent bien se prêter aux dérives artistiques hypermédiatiques. Je pense par exemple à Streetview Zombie Apocalypse de Mike Lacher. L’internaute fournit l’adresse de son choix, sélectionne un niveau de difficulté et se retrouve catapulté dans Google Streetview – à la différence près qu’une armée de zombies s’approche peu à peu de lui pour le dévorer, et qu’il doit se servir des outils de navigation de l’interface Google Streetview pour leur échapper. Les petits zombies, dessinés par Tyler Clapp, ont presque l’air sympathiques. On retrouve aussi des zombies dans l’œuvre Alarmingly those are not Lovesick Zombies de Jason Nelson. La logique de jeu est un peu plus confuse que dans Streetview Zombie Apocalypse, mais le joueur se retrouve tout de même plongé dans un monde où il doit se défendre contre d’étranges organismes d’apparence virale qui cherchent à le contaminer. Même une fois mort, le joueur continue à se battre sur des routes où la circulation est chaotique (les conducteurs sont-ils en train d’évacuer les zones touchées?) et doit apprendre à «survivre» dans sa mort-vivance. Scénario-catastrophe, quand tu nous tiens…

Streetview Zombie Apocalypse, Mike Lacher

J’ai envie de mentionner, comme dernier exemple, la bande dessinée en ligne Zombie & Mummy de Dragan Espenschied et Olia Lialina, auteure de My Boyfriend Came Back from the War. Beaucoup de GIFs animés et d’objets 3D, un humour tout à fait douteux et, dans l’ensemble, une jolie sélection de thèmes geek: voyages dans l’espace, spam, visites dans des expositions à la mode (Bodyworlds, Future Cinema). Petit abécédaire de la culture pop, où Zombie et Mummy s’essaient même au hip hop. Bref, trois exemples, trois styles différents: le zombie hypermédiatique se porte bien.

Deuxième constatation: dans le domaine de l’hypermédia, le fantôme est roi. On retrouve des revenants, des esprits-frappeurs et autres ectoplasmes partout. Dans Don’t Look Back, un jeu en ligne de Terry Cavanagh, le joueur est invité à faire le deuil d’un amour défunt et à accepter sa propre mort, parcourant en tant que fantôme un monde lugubre parsemé d’obstacles. Sleep Is Death (Geisterfahrer), un jeu de Jason Rohrer, propose de même au joueur d’utiliser la figure du fantôme dans certains scénarios. Mais il n’y a pas que les jeux qui s’approprient nos chers amis les revenants; du côté des œuvres hypermédiatiques qui n’appartiennent pas à la catégorie des jeux vidéo à dominante herméneutique (à propos de ces derniers, voir l’excellent dossier thématique de Gabriel Gaudette), l’e-poltergeist des Britanniques Alison Craighead et Jon Thomson est particulièrement réussi. En activant l’œuvre, l’internaute perd le contrôle de son navigateur aux mains d’un esprit capricieux cherchant à communiquer avec lui grâce à l’interface du moteur de recherche YAHOO!. Des fenêtres intempestives apparaissent partout sur l’écran, une musique inquiétante se fait entendre, et la voix du fantôme se fait de plus en plus pressante et désespérée: «hello+can+you+hear+me», «please+listen+to+me», «please+help+me», «is+anybody+there», «nobody+cares», etc. Du fin fond des territoires du Web, Craighead et Thomson font surgir la voix troublante d’une âme perdue.

e-poltergeist, Craighead et Thomson

Andy Campbell fait aussi appel au paranormal et à la hantise pour mettre en place l’intrigue de son Dim O’Gauble, racontant l’histoire d’un jeune garçon aux prises avec des visions occultes inquiétantes. S’agit-il d’un fantôme qui cherche à communiquer à travers un être vivant? Dans quel but? Le poème hypermédiatique from Owl Wolf Ghost de Paula Bohince utilise quant à lui les fantômes d’une manière plus mystique, voire païenne: le poème évoque les fantômes qui habitent la forêt aux côtés des animaux de la rivière, trop vieux pour se rappeler ce que c’est que d’être humains. Je pourrais continuer cette énumération encore longtemps… En effet, dans le Répertoire, pas moins d’une quinzaine d’œuvres sont associées au mot-clef «fantôme», sans compter les autres «esprit», «revenant», «hantise», «spectre», etc.

Troisième constatation: au-delà des zombies et des fantômes, les autres monstres qui peuplent les œuvres hypermédiatiques sont avant tout des monstres intellectuels, tirés de références érudites. Dans Deviant: The Possession of Christian Shaw de Donna Leishman, le démon surgit au détour d’une sombre histoire de possession empruntée au folklore écossais du XVIIe siècle. Six enfants auraient été mis à mort lors de cette chasse aux sorcières insensée… Dans Patchwork Girl, Shelley Jackson propose quant à elle une réécriture du célèbre Frankenstein de Mary Shelley, développant l’histoire de la compagne créée par le docteur Frankenstein pour sa créature: qu’est-elle devenue? Comment vit-elle sa «monstruosité»? Finalement, Le tupilak de Catherine Ginapé et Béhel emprunte son monstre à une légende inuit, le tupilak étant un monstre composé de restes humains et d’animaux morts servant de véhicule à l’esprit du Mal lui-même. Rien de tel pour expliquer une bonne vieille famine.

Patchwork Girl, Shelley Jackson

Mais pourquoi les zombies, pourquoi les fantômes, pourquoi les «monstres érudits», et pas les vampires, les loups-garous et les monstres marins? Dans le monde des arts et littératures hypermédiatiques, comment ont-ils été confinés au silence?

Il faut avouer qu’il y a quelque chose de cool à parler de zombies de nos jours. En effet, ceux-ci semblent faire partie de la culture geek à tous les niveaux: des zombie walks aux bouquins de Max Brooks (The Zombie Survival Guide, World War Z, The ZSG: Recorded Attacks), en passant par une multitude de films acclamés par la critique (Shaun of the Dead, Zombieland, etc.) et la version revisitée de Pride and Prejudice de Jane Austen par Seth Grahame-Smith (Pride and Prejudice and Zombies), les zombies servent autant à exprimer des revendications politiques qu’à revamper la littérature classique pour une nouvelle génération. Plus encore, avatars du sujet contemporain happé par des institutions de plus en plus complexes qui régissent sa vie et ses actions, les zombies cristallisent nos angoisses et contaminent toutes les sphères culturelles. Pas étonnant de les retrouver dans les arts hypermédiatiques.

Zombie walk

Quant aux fantômes, ils hantent depuis toujours notre imaginaire poétique. Y a-t-il une seule culture qui ne ce soit jamais demandée ce qu’il y a après la mort? De plus, leur récurrence dans les œuvres d’auteurs comme Edgar Allan Poe ou Oscar Wilde, pour ne nommer que ceux-ci, leur a permis il y a longtemps déjà de gagner leurs lettres de noblesse littéraires. Ils sont intemporels, malléables – et se prêtent décidément particulièrement bien aux nouvelles explorations esthétiques du Web. En effet, Internet est souvent présenté comme un nouveau territoire, comme un espace virtuel. Or, comment faire sens de cet espace sans chercher à s’imaginer ce qui l’habite? Si nous n’y sommes pas nous-mêmes réellement «présents», notre passage y laisse-t-il des traces, des fantômes? De la même façon que d’anciens explorateurs s’imaginaient des contrées peuplées d’êtres étranges à têtes de chiens lorsqu’ils découvraient pour la première fois de nouveaux continents, nous peuplons les circuits informatiques du Web de fantômes éthérés pour en penser les contours et les possibilités. Mondes virtuels, êtres sans corps: l’équation paraît logique. Quant aux autres monstres «érudits», eh bien… Ils tiennent peut-être la place de la citation en latin ou des vers classiques placés en exergue dans les romans contemporains. Une façon de saluer la tradition, de montrer l’étendue de ses références. J’aime penser qu’ils participent en quelque sorte au procès de la valeur culturelle de l’art hypermédiatique.

Tupilak provenant d'Angmagssalik au Groenland

Ce qui nous laisse devant l’absence des vampires, des loups-garous et des monstres marins. Et du yéti, pour ce que ça change. Pour les vampires et les loups-garous, je serais portée à pointer du doigt un problème de genre au sens fort. Il serait faux de dire qu’en arts et littératures hypermédiatiques, tous les sujets ont la même valeur. Tout comme les arts et littératures non-hypermédiatiques, les arts et littératures hypermédiatiques sont soumis à des tensions qui travaillent au maintien des frontières entre ce qui fait «bon genre» et ce qui fait «mauvais genre». Vous êtes un sportif professionnel et vous décidez de publier votre autobiographie? Désolée, mais cela fait mauvais genre; vous venez de rater votre passage vers la sphère littéraire. Vous voulez devenir le prochain grand auteur de fiction et vous décidez d’écrire un cycle elfique respectant les règles établies par le guide du joueur Dungeons & Dragons? Vos chances d’être lu sérieusement par ne serait-ce qu’un seul critique littéraire sont pratiquement nulles. Il ne s’agit pas d’une véritable question de valeur à proprement parler (votre autobiographie, monsieur le sportif, est peut-être excellente), mais plutôt d’un problème de ce que Patrick Parmentier identifie comme la justification culturelle d’une œuvre [1]: sur qui retombe la légitimité de la lecture de certains genres? Selon votre position sociale, qu’avez-vous culturellement le droit de lire, et quels sont les goûts que vous devez cacher pour présenter une posture cohérente? Depuis que les vampires et les loups-garous sont relégués au domaine des fantasmes adolescents et des livres à l’eau de rose dont vous êtes le héros (voir à ce sujet le délinéaire Livres personnalisés: Y a-t-il un auteur dans la salle?), il y a fort à parier qu’aucun auteur ou artiste désirant se positionner avantageusement dans le champ de la production hypermédiatique n’osera signer une œuvre les utilisant comme figures centrales. Leur justification culturelle actuelle renvoie nos pauvres vampires et loups-garous dans les quelque 386 000 000 de pages Web de fanfiction et autres produits «mauvais genre» qui leur sont dédiées, tout en les gardant bien en marge des zones occupées par les œuvres hypermédiatiques jouissant d’une certaine légitimité de lecture à l’intérieur des sphères académiques institutionnelles. Dommage pour vous, chers monstres, et meilleure chance la prochaine fois.

The Wolfman, George Waggner

Même chose pour ce qui est des monstres marins et du yéti. La cryptozoologie a raté le tournant littéraire quelque part quand les Norvégiens ont cessé d’écrire des grands poèmes épiques à propos de héros vaillants se battant contre des krakens.

Mais à quoi ça peut servir de se casser soudainement la tête avec une histoire de monstres dans le Répertoire des arts et littératures hypermédiatiques? Qu’est-ce que ça change qu’il y ait des zombies et des fantômes, mais pas de vampires ou de loups-garous? En fait, cette petite réflexion permet de constater à quel point la démocratisation des technologies hypermédiatiques et leur adoption par des artistes et auteurs de plus en plus nombreux ne s’accompagnent pas forcément d’une révolution en profondeur des institutions artistique et littéraire. Nous reproduisons, en arts et littératures hypermédiatiques, une hiérarchie de monstres nous renvoyant à une hiérarchie de genres profondément ancrée dans nos pratiques sociales de lecture. Le grand décloisonnement n’a pas eu lieu, la conflagration des genres n’a pas été consommée.

Je ne sais pas trop par contre quoi faire de cette conclusion… Faut-il y voir un phénomène à combattre, de nouvelles frontières à dépasser, ou le signe d’une certaine maturité des arts et littératures hypermédiatiques qui tendent à s’autoréguler à la manière des champs littéraire et artistique plus «classiques»? Comment réagirait-on vraiment devant quelque chose comme une œuvre hypermédiatique à l’esthétique steampunk délirante mettant en scène une horde de vampires?

Dracula, Tod Browning

Ce problème de genre interpelle autant nos pratiques de lecture que nos pratiques de création et de recherche. Tout comme le monstre nous renvoie toujours à autre chose qu’à lui-même (une angoisse sociale, une catastrophe, une norme culturelle), son absence ou sa présence nous oblige à penser la manière même dont nous constituons – et produisons – le nouveau champ des arts et littératures hypermédiatiques dans un contexte institutionnel.

Libre à chacun maintenant de se positionner et d’agir selon ses propres convictions.

Et il faut l’avouer: c’est toujours amusant de ressortir une liste d’œuvres avec des zombies, des fantômes et autres trucs du genre… Pour le plaisir, tout simplement.

 

[1] Parmentier, Patrick (1986) «Bon ou mauvais genre: La classification des lectures et le classement des lecteurs». Bulletin des Bibliothèques de France, vol. 31, no 3, p. 206.