Le langage théologico-politique de l’économie: pardonnez-nous nos erreurs de traduction
Il est aisé de constater que le langage de l’économie et celui de la religion se confondent très souvent. On oublie même parfois qu’un mot comme « crédit » a ses racines dans le sacré : emprunté à l’italien credito au XVe siècle, il est d’abord lié à la « croyance » (credo : je crois) et à la « confiance », littéralement « avec foi » (fides). « Dette » serait un autre exemple, moins évident toutefois : il provient du latin « debita », participe passé du verbe debere, « devoir ».
Il est toutefois nécessaire de se demander, si l’on accepte la corrélation entre langage de l’économie et langage de la religion, lequel des deux a servi de base à l’autre. L’apport de l’anthropologue britannique David Graeber au débat est intéressant car il tente en quelque sorte de démontrer la thèse de Friedrich Nietzsche selon qui la dette précède le don, ce qui, au niveau du langage, présuppose que le vocabulaire de l’économie influence celui de la religion et pas l’inverse. Un exemple donné par Graeber est intéressant car il provient d’une « erreur » de traduction de la prière du Notre Père (en anglais The Lord’s prayer). En effet, un passage se traduit ainsi dans le catéchisme de l’Église catholique (en français) et le Book of Common Prayer anglican (en anglais, version de 1662) :
Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés.
And forgive us our trespasses, as we forgive them that trespass against us.
On parlera plus aisément, selon le catéchisme, de « péché » ou de « sin ». Graeber rappelle toutefois que le terme grec original pour ce mot est opheilema, c’est-à-dire littéralement « ce qui est dû » ou les « dettes en argent ». « Péché » ou « sin » est le sens figuré du terme. Cette omission dans la traduction de la prière enseignée (mais pas toujours dans le texte biblique, Mathieu 6:9-13) fait se demander à Graeber si, contrairement à l’interprétation la plus répandue, le message du Christ, comme de tous les prophètes, n’est pas littéralement d’abolir les dettes matérielles (plutôt que le pardon des péchés). Dieu ne nous pardonne pas nos péchés ici, il nous remet nos dettes – comme nous remettrons nous-mêmes par la suite à ceux qui nous doivent 1. Ce que demande littéralement le Notre Père, c’est moins le pardon que l’effacement des dettes2.
L’intérêt de ce jeu entre le langage financier et sa métaphore religieuse est, pour Graeber, d’inverser la morale traditionnelle. Alors qu’il semblerait plus éthique de payer nos dettes, littéralement un « devoir » – et c’est bien ce que le discours social tend à nous inculquer –, le vrai message du Christ est bien plus révolutionnaire : accepte d’effacer les dettes de ton prochain et ainsi tu pourras mériter le salut. Pensons-y : pardonner les offenses qu’autrui aurait pu commettre à notre endroit, c’est toujours difficile, mais effacez les dettes qu’il aura contractées à notre égard l’est bien plus!
- 1. Il s’agit de la formulation du passage dans la traduction catholique de la Bible par Lemaistre de Sacy (1759), une traduction littérale à partir de la Vulgate latine.
- 2. Pour l’argumentaire sur cette question, voir David Graeber, Debt. The First 5000 Years, Melville House Publishing, 2011, pp. 84 et 403 n. 25. On pourra aussi l’écouter dans une série à la radio de la BBC, précisément l’épisode 4 : The Theology of Debt.