L’invisibilité de la traduction interlinguistique dans les journaux
Il est impossible de détecter les segments traduits d’une langue à une autre dans les journaux au Canada. C’est le constat qui est posé par les auteurs de l’article « How to approach translation in a financial news corpus » (Gagnon, Boulanger et Kalantari 2018), qui ont étudié un corpus composé des pages d’économie et de finance de sept journaux de 2001 à 2008, notamment La Presse, Le Devoir, Le Droit, Montreal Gazette, The Globe and Mail, National Post et Toronto Star.
D’autres chercheures en traductologie ont constaté l’invisibilité de la traduction interlinguistique dans des contextes différents. Par exemple, Christina Schäffner a observé, dans le cas d’une entrevue donnée par Putin et reprise dans plusieurs journaux, que les reporters « cachent la complexité de la médiation linguistique » (2008, p. ). Dans les dépêches produites par les agences de presse suisses, Lucile Davier a montré que les opérations de traduction sont difficiles à déceler même si des textes provenant de plusieurs langues sources ont été traduits dans le processus de rédaction des nouvelles (2014, p. 63).
Pour en revenir aux nouvelles économiques et financières au Canada, on s’attendrait à voir des occurrences de traduction vers le français dans les journaux francophones étant donné que la lingua franca de la finance est l’anglais. Or, il n’en est rien, car les journalistes ne disent pas qu’ils traduisent, par exemple lorsqu’ils rapportent en discours indirect en français les propos d’une source qui s’est exprimée en anglais.
Il importe de noter qu’il s’agit bien de traduction interlinguistique, c’est-à-dire lorsqu’on fait passer un énoncé de la langue A à la langue B. La précision est cruciale, car il existe une autre forme de traduction qui, elle, est belle bien visible : la traduction intralinguale. Elle regroupe tous les moyens que les journalistes utilisent pour paraphraser à l’intérieur d’une même langue afin d’expliquer des réalités que leurs lecteurs pourraient ne pas connaître. La vulgarisation en rédaction journalistique est une démarche essentielle pour que les nouvelles soient comprises du plus grand nombre possible de lecteurs. Un bon exemple de traduction intralinguale dans le domaine financier est la paraphrase du terme « subprime », qui a dû être expliqué lorsqu’il a fait son apparition pendant la crise financière :
« Pas un mot sur les subprimes, ces prêts à risque consentis par les banques au-delà […] de la capacité de payer des gens […] » (Le Devoir, le 22 septembre 2008)
La reformulation explicative est juxtaposée au terme technique et annoncée par une virgule. Les marqueurs de reformulation sont apparents, même si certains d’entre eux sont ténus comme dans l’exemple cité. En revanche, les conjonctions « c’est-à-dire », « à savoir » et « soit », toutes précédées d’une virgule, sont très faciles à trouver dans un corpus, tout comme le sont « that is », « that is to say » et « i.e. », entre autres marqueurs en anglais. Il y a aussi les signes typographiques tels que les chevrons, la parenthèse et le tiret cadratin ou demi-cadratin comme dans l’exemple suivant :
« […] en multipliant les prêts hypothécaires risqués (“subprime mortgages”) – prêts à taux variable, à remboursement différé du capital – les banques ont pu prêter jusqu'à 110 % du montant de l’acquisition. » (La Presse, le 13 mars 2007)
Pour les chercheurs en analyse du discours qui travaillent sur de grands corpus, cette visibilité fait toute la différence, parce que les occurrences de traduction sont détectables à l’aide d’un logiciel de fouille textuelle. Pour l’heure, les recherches en traductologie journalistique portent la plupart du temps sur les phénomènes de traduction interlinguistique dans des corpus très petits, ce qui est paradoxal étant donné l’invisibilité de celle-ci. Bien que la démarche qualitative soit essentielle à la découverte de nouvelles hypothèses de recherche, les corpus de petite taille ne permettent pas de poser des observations de nature diachronique ni de produire des résultats qui soient significatifs sur le plan quantitatif. Cette tendance s’explique d’une part par la préséance qui est donnée à l’étude de corpus parallèles, c’est-à-dire un ensemble de textes en langue A et leurs équivalents en langue B, afin d’observer les écarts de traduction. D’autre part, comme les occurrences de traduction interlinguistique ne sautent pas aux yeux, le temps qu’il faut pour trouver des paires d’équivalents tend à limiter la taille du corpus.
Une manière de contourner cet écueil méthodologique est de travailler sur un corpus comparable bilingue, soit un ensemble d’articles de journaux en français et un autre en anglais, qui traitent tous d’un sujet précis ou relèvent d’un domaine circonscrit et qui couvrent une même période. La recherche se fait par la mise en contraste des différentes versions de l’actualité : comment chaque groupe linguistique présente et explique les choses? La comparaison de ces deux ensembles de textes journalistiques fait apparaître des différences dans l’information qui est sélectionnée, les sources qui sont citées et le cadrage des faits qui sont rapportés. Ces phénomènes nous en apprennent beaucoup sur la manière dont le discours médiatique est structuré idéologiquement.