Université du Québec à Montréal

La posture «relationnaliste» comme réponse au désenchantement

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WAHL, D. (2016). « Une dramaturgie des sciences ? », Annales des mines - Responsabilité et environnement, no. 83, Paris : F.F.E , p. 78-81

Dans l’article Une dramaturgie des sciences? du créateur en arts vivants français David Wahl se trouve le récit de rencontres sensibles entre humain et manchot. Derrière ces rencontres, je sens une réconciliation épistémologique, qui répond à ce que Morizot et Mengual décrivent comme le « grand partage de l’enchantement ». Cet enchantement – ou émerveillement –, associé exclusivement aux arts, serait antagoniste à la mission scientifique et à la figure du savant – conçue comme un être sans relation avec un monde dont il tente d’arracher les secrets. La posture de Wahl – analogue à la mienne vis-à-vis l’écriture académique – constitue le cœur de cet article.

Wahl travaille, depuis 2013, à des spectacles qu’il nomme « Causeries », spectacles « à mi-chemin entre récit théâtral et relation de voyage extraordinaire » qui visent à « faire surgir une dimension inattendue du monde depuis ses périphéries ou ses à-côtés » (Site web de l’artiste). Ses cinq Causeries s’articulent autour de sujets très divers : chacun de ces sujets est l’objet d’une enquête curieuse et sensible où la seule logique en place est celle de l’errance d’un créateur essayant d’approfondir sa relation avec le monde par la recherche.

Son article raconte une partie du processus de recherche pour son spectacle La visite curieuse et secrète, né d’une commande lui demandant de créer un spectacle en collaborant avec les biologistes et océanologues du centre scientifique Oceanopolis. Deux moments sautent aux yeux : d’abord, la rencontre physique entre Wahl et Dominique, un manchot qui se prenait pour un humain après avoir passé le début de sa vie en compagnie d’humains. Cette rencontre inopinée, inattendue, se produit après que les scientifiques du centre, ne sachant trop que faire ou que dire à l’artiste qui déambulait dans leurs installations, l’aient envoyé nourrir des animaux:

Alors que j’étais absorbé par ma tâche, penché sur mes petits « papous », je sens soudainement à mon côté une masse imposante. Un manchot royal se lovait contre moi […] et poussait de longues mélopées sonores. Il semblait vouloir entrer en contact avec moi. (Wahl, 2016 : 80)

Touché par cette rencontre étrange, il décide alors d’en apprendre davantage sur les manchots, espèce qui pendant des années a été chassée par les Européens pour leur graisse, leurs plumes et leur peau, au point où elle a failli disparaître. La raison que Wahl trouve pour expliquer l’étonnante survie de cet animal est celle-ci :

Au début du siècle dernier, un romancier à succès alors très célèbre, Anatole France, publie une parodie de l’histoire de France vécue par des manchots […] [qui] connut un succès considérable. Lire une histoire de manchots qui vivaient une histoire similaire aux hommes rendit ces animaux éminemment sympathiques auprès du grand public. Et d’universellement méprisé, notre animal qui nous rappelait tant à nous-même devint la mascotte que l’on connaît aujourd’hui. (Wahl, 2016 : 80)

Wahl donne ainsi à voir la circulation des sensibilités et la création d’un liant entre différentes espèces du vivant : d’un côté, le manchot qui se sent humain ; de l’autre, une collectivité humaine qui se reconnaît dans l’histoire et le traitement du manchot. « [O]n a mis quelque chose de l’homme dans le manchot et quelque chose du manchot dans l’homme. On a créé une destinée commune grâce à un lien poétique et littéraire. » (Wahl, 2016 : 81, je souligne) Cette idée d’une destinée commune est d’autant plus signifiante qu’elle se trouve déjà dans l’Histoire; ce fait nous éloigne de la question d’une « utopie environnementale » et nous force à un déplacement d’attention vers des relations déjà existantes dont il ne faudrait que raviver la sensibilité.

En outre, la posture d’enquêteur de Wahl, que je qualifierais de relationnaliste – terme dont la sonorité évoque, sous la surface, le « rationalisme » –, m’apparaît comme le cœur des approches écopoétiques, qui n’ont jamais pour objet « que » le monde naturel mais toujours les relations entre ses différents actants. L’accent mis sur la relation est d’autant plus riche qu’il nous sort partiellement de la question épineuse de l’anthropocentrisme, puisqu’il n’est jamais question d’une espèce au-delà d’une autre, mais des circulations d’empathie au sein du vivant et du non-vivant.

Ce déplacement du regard vers l’univers relationnel permet, à mon sens, de contrer le « grand partage de l’enchantement » puisqu’il y a toujours relation entre objet et sujet. Il devient alors possible de partager quelque chose qui serait simultanément de l’ordre de la vérité et du sensible. Cela répond à cet « appauvrissement de l’empan de sensibilité envers le vivant » (Mengual et Morizot, 2018: 87) engendré par le cadre épistémologique du contexte naturaliste moderne. Ce renouveau m'intéresse entre autres parce qu'il encourage d'autres formes d'écriture de la recherche qui mettent de l'avant les relations sensibles entre le chercheur et son objet.

 

(Référence:

Zhong Mengual, E. & Morizot, B. (2018). L’illisibilité du paysage: Enquête sur la crise écologique comme crise de la sensibilité. Nouvelle revue d’esthétique, 2(2), 87-96. https://doi.org/10.3917/nre.022.0087)

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Commentaires

Portrait de Diane Gauthier

L’article traite d’une rencontre avec le manchot qui éveille un intérêt autre à l’égard de celui-ci. À la lumière de ce que tu partages avec nous, Pierre-Olivier, le lien entre cette expérience avec ce qu’avançait Zhong Mengual et Morizot dans leur article intitulé L’illisibilité du paysage: Enquête sur la crise écologique comme crise de la sensibilité nous apparaît plus clairement.

 

La démarche adoptée par Wahl, qui est celle de la recherche et de la création, allie sensibilité et savoir. Elle s’avère une excellente avancée dans ce que l’on nomme «le partage de l’enchantement». D’un côté, la curiosité appelle une posture d’écoute alors que la sensibilité permet une mise en relation avec l’autre tout en faisant émerger l’émotion à son contact. Cette relation, cette écoute n’est-ce pas un pas vers une philosophie post-anthropomorphiste?

 

Il me semble en effet qu’elle ouvre la porte à une nouvelle manière d’être au monde et qu’elle permet ainsi la mise en place d’un nouveau regard qui porte une attention particulière et plus soutenue à l’autre forme de vivant qui nous entoure. L’expérience de cette rencontre avec le manchot me semble en être un excellent exemple. En conjuguant les angles différents d’aborder l’environnement, l’intérêt curieux de la science et l’implication émotive de l’artiste, convoque, il me semble, ce qui nous définit en tant qu’humain tout en permettant une saine intégration à cet environnement.

 

Nous connaissons ton intérêt pour la science et pour sa relation avec les arts. Selon moi, les Causeries de Wahl pourraient assurément t’offrir des pistes intéressantes pour nourrir ta réflexion sur le sujet.

Portrait de Diane Gauthier

L’article traite d’une rencontre avec le manchot qui éveille un intérêt autre à l’égard de celui-ci. À la lumière de ce que tu partages avec nous, Pierre-Olivier, le lien entre cette expérience avec ce qu’avançait Zhong Mengual et Morizot dans leur article intitulé L’illisibilité du paysage: Enquête sur la crise écologique comme crise de la sensibilité nous apparaît plus clairement.

 

La démarche adoptée par Wahl, qui est celle de la recherche et de la création, allie sensibilité et savoir. Elle s’avère une excellente avancée dans ce que l’on nomme «le partage de l’enchantement». D’un côté, la curiosité appelle une posture d’écoute alors que la sensibilité permet une mise en relation avec l’autre tout en faisant émerger l’émotion à son contact. Cette relation, cette écoute n’est-ce pas un pas vers une philosophie post-anthropomorphiste?

 

Il me semble en effet qu’elle ouvre la porte à une nouvelle manière d’être au monde et qu’elle permet ainsi la mise en place d’un nouveau regard qui porte une attention particulière et plus soutenue à l’autre forme de vivant qui nous entoure. L’expérience de cette rencontre avec le manchot me semble en être un excellent exemple. En conjuguant les angles différents d’aborder l’environnement, l’intérêt curieux de la science et l’implication émotive de l’artiste, convoque, il me semble, ce qui nous définit en tant qu’humain tout en permettant une saine intégration à cet environnement.

 

Nous connaissons ton intérêt pour la science et pour sa relation avec les arts. Selon moi, les Causeries de Wahl pourraient assurément t’offrir des pistes intéressantes pour nourrir ta réflexion sur le sujet.

Portrait de Pénélope Ouellet

Bonjour Pierre-Olivier,

L’angle de ta recherche semble pertinent et intéressant. Puisque tu souhaites mettre de l’avant les relations sensibles entre les chercheurs et leur projet, je te propose d’aller explorer la voie de l’éthologie pour percevoir une forme d’enchantement dans le champ scientifique. L’éthologie est le discours sur l’être animal, à travers la relation que le chercheur entretient avec celui-ci. Je te dirige plus directement vers l’article de Stéphanie Chanvallon « Pour une éthologie de l’invisible ». Je crois que plusieurs articles de cette chercheuse pourraient d’ailleurs t’intéresser, puisqu’elle place la relation et la sensibilité au cœur d’une démarche dite scientifique.

Elle propose une immersion dans les milieux de vie pour que le chercheur développe une nouvelle relation avec l’environnement. Elle exprime les liens possibles avec la nature, même lorsque les contacts ne sont pas directs et se font par une observation mutuelle, dynamique. Ainsi, même si l’animal est invisible, il est peut être en train d’observer. Elle donne l’exemple des orques et de l’observation et la curiosité interespèce qui est survenue lorsque des plongeurs s’en sont approchés. Elle explique le retournement du regard et la curiosité qui proviennent des deux côtés de cette relation, à travers un autre type d’interaction où une mise en valeur des capacités de chacune des espèces survient. C’est par ce type de contacts intersubjectif et par un réseau d’anecdote relatives aux comportements créatifs des animaux que se tisse une compréhension plus complète de l’animalité. Cela permet d’entrevoir la valeur et la richesse au sein du non-humain.

Référence

Chanvallon, Stéphanie, « Pour une éthologie de l’invisible », Terrestres, 5 mars 2019, en ligne, <https://www.terrestres.org/2019/03/05/pour-une-ethologie-de-linvisible/>, consulté le 15 mars 2021.