La forme fragmentaire en littérature permet « de s’exprimer sous la forme du discontinu, du décousu, de l’inachevé, de l’émietté » (Stalloni, p. 113, 2016). Autrement dit, elle présente une liberté narrative qui va au-delà des exigences de linéarité ou d’uniformité de sens, ce qui lui permet d’évoquer et de mettre en relation des éléments distincts sans avoir recours à l’explication de leur causalité ou de leur lien. Ainsi, elle semble tout indiquée pour faire état d’une certaine diversité, que ce soit au niveau de l’énonciation (par l’utilisation de différents genres et styles littéraires) ou du sujet. De ce fait, en prenant appui sur la proposition de « sortir des dualismes de la modernité [comme pouvant] être un objectif écologique autant que féministe », tel que mentionné par Catherine Larrère dans son article « L’écoféminisme : féminisme écologique ou écologie féministe », il me semble intéressant dans le cadre de ce travail d’utiliser l’écriture fragmentaire afin de de lier la construction identitaire féminine et l’évolution d’un écosystème. Celle-ci permettrait de mettre en lumière la richesse des représentations en jeu dans les deux cas, non seulement en abordant divers angles et facettes, mais également en en suggérant. Effectivement, Ginette Michaud (1989, p. 11) parle du fragment comme étant une mouvance, une force qui permet d’aller plus loin que le texte. Je souhaite donc explorer s’il permet ainsi d’aller plus loin qu’une vision de dualités contraignantes, telles que celles de nature/culture, homme/femme ou tradition/modernité, entre autres.
Au début de ma démarche, je souhaitais utiliser la notion d’espèces envahissantes comme obstacle à la diversité naturelle d’un écosystème. Dans un même mouvement, je l’aurais utilisé pour métaphoriquement représenter les incitatifs normés de la société qui exercent une pression sur la construction identitaire féminine, car elles lissent les multiples facettes que celle-ci peut prendre. Toutefois, en faisant mes recherches sur le sujet, j’ai réalisé que plutôt qu’un contre-pied à la diversité, les espèces envahissantes en sont également un élément, et ce en plus d’être le sujet d’une grande richesse de représentations. En effet, leur perception varie entre néfaste et souhaitable, selon l’acteur et la posture en jeu. On peut ainsi se demander si l’écosystème souffre de la présence de ces espèces, ou s’il s’agit plutôt un point de vue anthropocentrique qui y voit la perte d’un rendement économique. De la même manière, il est intéressant de constater que « une espèce définie par les écologues comme étant invasive ne sera pas forcément perçue de cette manière par les populations amenées à la côtoyer. » (Menozzi et Pellegrini, 2012) Il y a donc plus à l’imaginaire négatif qui entoure ces espèces : plusieurs facteurs sont à prendre en considération, tels que « écologiques, biologiques, économiques, […] sociaux et culturels. » (Menozzi et Pellegrini, 2012) À la lumière de tout cela, il me semble plus à propos de faire dialoguer les forces à l’œuvre dans la mise en place d’un imaginaire entourant les espèces envahissantes à celles entourant la féminité. Il est ici bien important de préciser qu’il ne s’agira pas d’une métaphorisation entre l’un et l’autre, loin de là. Il s’agira plutôt d’un rapprochement entre deux processus de construction de sens menant à des représentations complexes pouvant parfois être contradictoires. L’articulation de ces 2 concepts, l’un écologique et l’autre féminin, se fera en trois temps.
D’abord, je préciserai mon sujet dans les deux catégories en question. En effet, je ferai le choix d’une espèce envahissante à étudier, ainsi qu’un aspect de la féminité. Par la suite, je me pencherai sur les différentes représentations à l’œuvre. J’aurai alors recours à la notion de déconstruction de Judith Butler (2005) pour ce qui a trait au genre, et je pose l’hypothèse que je pourrai également extrapoler pour en faire usage dans l’analyse de l’élément écologique choisi. Cela me permettra de mettre en lumière différents cadres conceptuels théoriques, soit des « ensemble de croyances, de valeurs, d’attitudes et d’hypothèses fondamentales qui configurent et expriment la manière dont on se voit soi-même et dont on voit le monde. » (Warren, 2009) J’aurai alors recours à la théorie de Karen J. Warren (2009) pour évaluer si des cadres conceptuels oppressifs sont à l’œuvre dans les deux cas. Ainsi, dans un troisième temps, j’utiliserai ce morcellement précédemment effectué, ayant mis en lumière certains axes semblables ou différents, pour effectuer un travail créatif en fragment. Il sera alors question de faire advenir et dialoguer ces savoirs à travers une voix différente que celle de la théorie, au travers d’une écriture variée, éclatée, libérée – laissant entrevoir qu’il y a plus à ce qu’elle dit.
BIBLIOGRAPHIE
BUTLER, Judith. Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, trad. par C. Kraus, Paris, Éd. La Découverte, 2005, 284 p.
LARRÈRE, Catherine. « L’écoféminisme : féminisme écologique ou écologie féministe », Tracés. Revue de Sciences humaines, no 22, 2012, http://journals.openedition.org/traces/5454
MENOZZI, Marie-Jo et Patricia PELLEGRINI, « La gestion des espèces exotiques envahissantes : de la recherche d'une solution technique à la construction d'un collectif », Sciences Eaux & Territoires, vol. I, no 6, 2012, https://www.cairn.info/revue-sciences-eaux-et-territoires-2012-1-page-106.htm
MICHAUD, Ginette. Lire le fragment. Transfert et Théorie de la lecture chez Roland Barthes, Québec, Hurtubise HMH, 1989, 320 p.
STALLONI, Yves. Les genres littéraires, Paris, Armand Colin, 2016 [2008], 127 p.
Commentaires
Commentaires
Bonjour Camille,
Ton sujet est très original et permet de bien voir le rapport entre l’humain et l’Autre (ici les espèces envahissantes). L’idée de la fragmentation, comme manière de mettre en relation les représentation de l’espèce envahissante et la féminité, me semble très intéressante, mais je me demande si cela servira aussi dans la portion analyse du travail ou si cela ne servira que pour le volet création ? Dans tous les cas, il me semble plus que pertinent d’utiliser la fragmentation, cette forme permet d’approcher davantage la logique englobante qui est intrinsèque aux humanités environnementales.
L’idée de traiter une seule espèce envahissante mise en relation avec un aspect de la féminité me semble judicieuse puisque ton travail me semble déjà très ambitieux, toutefois je me demande si une vision plus large ne pourrait pas compléter le travail en montrant comment le traitement social réservé à ces espèces ressemblent sur bien des points à celui réservé aux femmes (de manières plus générales). Est-ce que c’est quelque chose que tu comptais faire, soit en introduction ou en complément à ton analyse ? Je pense que cela pourrait être pertinent d’évoquer cette idée de marginalisation des espèces envahissantes et d’une certaine féminité de manière plus globale aussi avant ou après l’analyse de tes exemples. Cela pourrait peut-être enrichir la démonstration et contribuer à montrer la pensée anthropocentrique et économique (selon tes propres mots) qui est à la base de cette marginalisation.
Aussi, tu abordes un bon nombre de théories dans cette entrée de ton carnet, ce qui permet de voir la richesse du travail, mais aussi son ambition et il semble qu’une telle analyse, en plus d’un travail de création, soit difficile à réaliser dans le cadre d’un séminaire. Peut-être qu’il faudrait voir comment tout cela s’articule pour laisser toute la place nécessaire aux concepts, à l’analyse ainsi qu’au volet création sans perdre de la profondeur dans l’une de ces sphères.
En finissant, ton entrée m’a fait penser qu’il serait aussi intéressant de porter attention aux discours qui encadrent la marginalisation de telles espèces. Je me demande comment on en vient à marginaliser une espèce aux dépends d’une autre, quelle forme d’argumentation est mise en place pour y arriver et comment le discours sur une espèce peut être positif ou négatif selon le contact que l’humain entretient avec celle-ci. Ce n’est pas l’objectif de ton travail, mais peut-être que dans un autre contexte l’analyse de discours pourrait t’intéresser, c’est-à-dire s’interroger sur la construction du caractère « non-désirable » d’une espèce. À partir de spécialistes du discours comme Dominique Maingueneau ou Ruth Amossy, je pense qu’il serait possible de mieux comprendre la rhétorique qui, dans l’histoire, a pu marginaliser une espèce ou une autre. Cela permettrait sans doute aussi de mieux comprendre la relation entre l’humain et cette nature (parfois présentée comme envahissante).
Commentaire
Il faut tout d’abord mentionner que ce texte est indissociable du précédent : tu présentes en détail certains éléments qui sont seulement emmenés dans la première entrée de carnet. Bien qu’il faille lire les deux textes afin de bien comprendre la structure de ton projet, je pense que quelques éclaircissements auraient tout de même pu être apportés à cette deuxième entrée. Je pense notamment à l’« hypothèse » dont tu parles dans ta conclusion sans la présenter ; j’ai assumé qu’il était question de celle présentée dans Le fragment : un retour à la (bio)diversité : « […] le fragment est une forme littéraire appropriée pour véhiculer les multiples facettes d’une construction identitaire féminine ».
Dans cette portion de ton travail qui consistait surtout, il me semble, à mettre sur papier la direction que prendrait ton travail final (tu as notamment présenté plus en détail le sujet de ce travail, soit l’utilisation du concept des « espèces envahissantes » comme processus de construction de sens, et la méthodologie et la problématique), tu sembles poser la problématique suivante : le concept d’espèces envahissantes, généralement conçu péjorativement, doit être redéfini afin de mieux comprendre son rôle au sein de l’écosystème et sa force symbolique qui porte un discours écoféministe. Le lien entre les espèces envahissantes et l’écriture fragmentaire me semble plutôt ténu, mais extrêmement intéressant à explorer plus en détail : l’écriture fragmentaire, un peu à la manière des espèces envahissantes, est en quelque sorte le mouton noir de la théorie littéraire (je pense entre autres aux théories structuralistes françaises) qui présente une façon très filée d’écrire. Ces deux éléments se rejoignent dans leur dimension subversive.
Alors, pour conclure ce commentaire et pour continuer la réflexion sur ton travail, je te pose la question suivante : pourquoi l’écriture fragmentaire est-elle adaptée pour produire de la fiction écoféministe (fiction qui, si j’ai bien compris, sera racontée grâce au moteur symbolique des espèces envahissantes)?