Université du Québec à Montréal

Liens affectifs et aspect phénoménologique de la guérison par le territoire dans la littérature innue contemporaine

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Avant toutes choses, il est important de préciser la signification du terme « guérison » qui peut parfois être utilisé en tant que mot-parapluie englobant une multitude de définitions. La guérison étudiée dans le présent travail mobilise deux caractères. D’une part, le territoire agit comme un baume pour la santé des Innus. L’effet calmant de la forêt peut aider certains troubles comme l’alcoolisme. D’autre part, la guérison est aussi évoquée lorsqu’il est question de bien-être. C’est donc l’aspect plutôt symbolique d’une démarche réparatrice ou spirituelle qui est à ce moment soulevé. Dans les deux cas, le territoire occupe une place cruciale. Le rapport entre les Innus et la terre est ce qui est important. C’est pourquoi dans le cadre de ce projet j’emploierai la « guérison » comme étant la construction d’un lien affectif avec le territoire permettant quant à lui d’apaiser certains maux.

Ces maux sont souvent d’origine identitaire. C’est-à-dire qu’ils proviennent d’une rupture dans la filiation et dans la transmission intergénérationnelle. Le mouvement de guérison s’imbrique donc ici à une idée de retrouvailles : « Ainsi, la santé des Innus, ou plus justement le sentiment de ‘‘bien-être’’, comporte une dimension relationnelle importante »[1]. La création de liens avec le territoire est la pierre angulaire de la démarche vers le bien-être. À cet égard, dans un article qui étudie plusieurs témoignages d’Innus sur leurs expériences avec le territoire, il est indiqué que « c’est sur le territoire que s’enracinent la culture et l’identité innue. Le territoire est au cœur du parcours de vie de plusieurs Innus, là où s’ancrent les histoires de toutes les familles et de la communauté, tel un patrimoine à préserver et à transmettre. Le territoire est constamment mobilisé par les Innus pour maintenir l’identité vivante, et pour la raviver lorsqu’elle est souffrante ou en crise. Il permet la fierté identitaire, laquelle est centrale à la guérison en contexte autochtone »[2]. Ainsi, la guérison telle que développée dans l’article, se fait sur le principe d’un resourcement par l’entremise du territoire.

Dans son travail se penchant sur les œuvres d’An Antane Kapesh, Virginia Pésémapéo Bordeleau et Naomi Fontaine, Joëlle Papillon abonde dans le même sens. Elle traduit une citation tirée de l’introduction de Indigenous Poetics in Canada de Neal McLeod : « un des défis de la poétique autochtone contemporaine est de quitter un état d’errance et de déracinement pour en arriver à une poétique d’être chez soi »[3]. Cette citation souligne le fait que la proximité avec le territoire est nécessaire afin de pouvoir mettre « en scène des pratiques de guérison de soi qui passent par une reconnexion avec les proches et avec le territoire »[4]. On remarque donc que le geste de retour vers la terre ancestrale nait d’un besoin de retrouver une filiation. Faire l’expérience de la terre signifie trouver un endroit pour y planter ses racines, ou plutôt, les découvrir et les déterrer. En faisant l’expérience du territoire, l’Innu s’inscrit dans la communauté et établit un lien affectif avec cet environnement. À cet égard, Papillon souligne le phénomène voulant que « le territoire se souvient des Innus qui l’ont habité »[5]. Être sur les terres symbolise aussi aller à la rencontre d’une histoire et d’une mémoire ancestrale. La Fondation Autochtone de Guérison a d’ailleurs déjà mis en place une thérapie en forêt qui visait à transmettre le bien-être par l’expérience du territoire dans le cadre d’une retraite fermée à l’intérieur du territoire.[6]

Enfin, la littérature innue contemporaine fait état de cette faille dans la transmission intergénérationnelle. Dans le recueil Uiesh-Quelque part [7]de Joséphine Bacon, le sujet cherche à rétablir des liens avec son territoire afin de réparer cette rupture. Ainsi, même à l’arrêt d’autobus sur la rue Bélanger, la narratrice retrouve dans l’horizon le paysage que ses Ancêtres observaient, elle retrouve du familier. Cette relation fusionnelle avec la terre déborde des frontières du territoire. Ce recueil nous permet de préciser l’aspect phénoménologique du processus de guérison. Le territoire la suit. L’expérience unique du territoire est ce qui permet la création de liens affectifs réconfortants et rend possible le sentiment d’appartenance au territoire. La notion de retour présente dans la littérature innue contemporaine renvoie donc à l’expérience du territoire et aux liens affectifs qui en découlent.

 

[1] Delisle L’Heureux, C. et Guay, C. (2019). Le territoire, source de guérison : Récits d’expériences des Innus d’Uashat mak Mani-utenam. Recherches amérindiennes au Québec, 49(1), p. 64.

[2] Ibid., p.67.

[3] Papillon, J. (2016). Apprendre et guérir : les rapports intergénérationnels chez An Antane Kapesh, Virginia Pésémapéo Bordeleau et Naomi Fontaine. Recherches amérindiennes au Québec, 46 (2-3), p. 61

[4] Ibid., p. 57

[5] Ibid., p.63.

[6] Je m’appuie sur la thèse de doctorat d’Alexandra Beaulieu qui se penche sur cet événement. Beaulieu, A. (2012). "Minuenimun", le sentiment du bien-être : la guérison communautaire chez les Innus d'Unamen Shipu (Basse-côte-Nord du Québec) (Thèse de doctorat). Université Laval. Récupéré de http://hdl.handle.net/20.500.11794/23573.p.262

[7] Bacon, J. (2018). Uiesh-Quelque part, Mémoire d’encrier : Montréal, 125 p.

 

Bibliographie

Bacon, J. (2018). Uiesh-Quelque part, Mémoire d’encrier : Montréal, 125 p.

Beaulieu, A. (2012). "Minuenimun", le sentiment du bien-être : la guérison communautaire chez les Innus d'Unamen Shipu (Basse-côte-Nord du Québec) (Thèse de doctorat). Université Laval. Récupéré de http://hdl.handle.net/20.500.11794/23573.

Delisle L’Heureux, C. et Guay, C. (2019). Le territoire, source de guérison : Récits d’expériences des Innus d’Uashat mak Mani-utenam. Recherches amérindiennes au Québec, 49(1), 63-71.

Papillon, J. (2016). Apprendre et guérir : les rapports intergénérationnels chez An Antane Kapesh, Virginia Pésémapéo Bordeleau et Naomi Fontaine. Recherches amérindiennes au Québec, 46 (2-3), 57-65.

 

 

 

 

 

 

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Commentaires

Portrait de Esther Laforce

La lecture de cette entrée de carnet m’a tout-de-suite rappelé les yeux lumineux de Joséphine Bacon qui, à un moment du film Je m’appelle humain, lorsque l’autrice se retrouve sur le territoire de ses ancêtres innus, affirme qu’elle sent avoir trouvé ou être entrée « dans son rêve ». Me reviennent aussi en mémoire les propos de Kim O’Bomsawin, réalisatrice du film, sur l’importance pour les Innus de se retrouver sur le territoire de leurs ancêtres, mais aussi sur la difficulté d’y accéder, en raison du coût du transport.

La question de la guérison par le territoire, si importante dans la littérature innue contemporaine, me semble aller de pair avec la question de la guérison du territoire lui-même, au cœur de la question écologique. À ce titre, Sabrina, tu pourrais explorer les lectures que nous avons reçues cette semaine pour notre cours sur les Approches écopoétiques des dramaturgies contemporaines avec Catherine Cyr. Il y a d’abord cet autre texte de Joëlle Papillon, intitulé Repenser les rapports entre humains et nature : visions écopolitiques dans la littérature autochtone contemporaine, dans lequel est mise en lumière la « médecine pour le territoire » (p. 63), qui accompagne la « médecine du territoire » (id.). L’interdépendance des humains et de leur environnement autre qu’humain s’exprime ainsi dans une relation de soin réciproque. On retrouve aussi cette idée de la guérison du territoire dans un texte de Deborah McGregor, Anishinaabe Environmental Knowledge. La transmission de l’histoire anishinaabe de la « Re-Création » (p. 84-85) permet ici de penser la création d’un nouveau territoire au sein d’une terre dévastée, ce que l’autrice met en lien avec la question du développement durable. Enfin, la pièce de théâtre Okinum d’Émilie Monnet, pièce tout entière préoccupée par la question de la reconstruction de l’identité à travers la guérison, se termine sur l’espoir d’une guérison du territoire qui serait assurée par le castor et par ses barrages : « Si on leur en donne la chance, les castors peuvent sauver le monde » (p. 65), écrit-elle.

En espérant que ces références te soient utiles!

Références complètes :

MCGREGOR, D. (2013). “Anishnaabe Environmental Knowledge”, dans Kulnieks, A., Roronhiakewen Longboat, D. et K. Young (Dir.), Contemporary Studies in Environmental and Indigenous Pedagogies: A Curricula of Stories and Place. Rotterdam : SensePublishers, p. 77-88.

MONNET, Émilie (2020). Okinum. Montréal : Les Herbes rouges, coll. « scène_s ».

O’BOMSAWIN, K. (2020). Je m’appelle humain. Montréal : Maison 4 :3 et Terre Innue.

PAPILLON, J. (2017). « Repenser les rapports entre humains et nature : visions écopolitiques dans la littérature autochtone contemporaine », Québec Studies, vol. 63, p. 57-76.

Portrait de Constance Walton

En lisant ton texte, je continue à découvrir le peuple innu. J'ai lu Shuni de Naomi Fontaine et j'ai aussi eu ce sentiment. En ancrant son roman dans des lieux auxquels elle est attachée, comme Maliotenam, une réserve proche de Sept-îles, on comprend l'importance de sa culture. En racontant ces soirées d'étés paisibles où en famille elle pêchait les capelans, elle montre le lien heureux qui unit les êtres à leur terre. Les poèmes de Joséphine Bacon qui mettent magnifiquement en mots cette perte du lieu naturel, réussissent aussi à diffuser cette lumière propice au changement et sont parfaits pour cette idée de guérison par le territoire.

Je te conseille les livres suivants écrits par des auteurs des Premières Nations abordant des problématiques liées à celle du territoire :

  • L'émouvant « Keeper'n me » de Richard Wagamese qui retrace le parcours d'un indien ojibwé enlevé à sa famille qui devenu adulte, retourne dans sa vraie famille et réapprend petit à petit à vivre.

  • L'instructif « The inconvenient Indian: A curious Account of Native People in North America » de Thomas King qui estimeque la signature d'un traité implique toujours une question de territoire (p. 235).

  • Le bouleversant « Seven fallen feathers, Racism, Death, and Hard Truths in a Northern City » de Tanya Talaga qui veut expliquer les disparitions de sept jeunes à Thunder Bay. Ils avaient dû quitter leurs familles pour aller dans cette ville et ont perdu la vie.

Je suis d'accord avec toi, la « création de liens avec le territoire est la pierre angulaire de la démarche vers le bien-être ». Cette relation entre l'humain et des lieux ancestraux est bien exprimée par Joséphine Bacon dans Je m'appelle humain : « moi j'appartiens au Nutshimit, mais Nutshimit ne m'appartient pas. »


 

Références :

FONTAINE, Naomi, Shuni, Montréal, Mémoire d’encrier, 2019,160 pages.

KING, Thomas, The inconvenient Indian: A curious Account of Native People in North America, Toronto, Penguin Random House Canada, 2013, 336 pages.

O'BOMSAWIN, Kim(réalisatrice), Je m'appelle humain, Montréal, Maison 4:3, 2020.

TALAGA, Tanya, « Seven fallen feathers, Racism, Death, and Hard Truths in a Northern City », Toronto, House of Anansi Press, 2017, 304 pages.