Université du Québec à Montréal

L'empathie comme fondement d'un nouveau mode d’existence amené par l’entremise de la fiction: les relations humaines envers le plus-qu’humain

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Hope, Jonathan. « Écrire et lire le caribou au lieu de l’achever », The Goose, vol. 16, no. 1 , article 1, 2017,https://scholars.wlu.ca/thegoose/vol16/iss1/1, pp. 1-7.

 

Jonathan Hope est professeur à l’Université du Québec à Montréal dans le département d’études littéraires depuis 2016. Menant depuis la même année à l’université McGill le projet postdoctoral « Politiques du rapport littérature/nature. Sur des déplacements contemporains de la perspective heideggérienne », Hope a préalablement complété des études en sémiologie ainsi qu’en philosophie. Comme sa formation peut le suggérer, il se penche notamment sur les champs du rapport nature/culture, de la sémiotique et de la biosémiotique.

 

Son article, présenté ci-dessous, se situe pertinemment dans le cadre encore en friche du champ de savoir de l’écopoétique en mettant à vif le rapport occidental qu’entretient l’humain envers le plus-qu’humain1. Amorçant sa réflexion à partir de l’histoire d’une harde de caribous des bois, situés en Abitibi-Témiscamingue, qui risque de disparaître au profit de l’exploitation des ressources naturelles, Hope montre la relation typique qu’entretient l’espèce humaine envers une autre, voire envers les autres et envers le territoire. Il s’agit d’une relation froide où le plus-qu’humain, n’ayant pour nous pas d’histoire, existe à peine: « Anhistorique, l’animal est pauvre en sens, il n’existe pas à proprement parler, et n’a pas d’état. »2 Si Hope se réfère ainsi à Heidegger pour décrire l’animal au sens large, c’est pour souligner l’ampleur du problème. Comment modifier notre relation envers le plus-qu’humain si ce dernier existe, à proprement parler, à peine pour nous. 

 

Hope renchérit: « ne pas avoir d’empathie pour les autres signifie que nous ne sommes pas prêts à coexister avec les autres, ni même imaginer de le faire. »3 Si cette évidence aide à définir le problème relationnel auquel nous participons, il précise toutefois simultanément une solution: il serait souhaitable « d’empathiser » notre relation envers le plus-qu’humain.

 

Cela dit, il ne s’agit pas d’une mince tâche. Dire que nous manquons, ou plutôt que nous n’avons pas, d’empathie reste un euphémisme. Après tout, nous sommes ce que van Dooren et Rose nomment « “les agents d’une extinction massive” »4. Plus que de se réconcilier avec des voisins, il est question de prendre conscience des dommages irréparables que nous avons et sommes en train de commettre en tant qu’espèce afin d’effectuer un changement de paradigme dans notre relation au monde. Il s’agit de « modéliser une existence alternative »5 à la nôtre, et selon Hope il serait possible d’y arriver à travers une utilisation de la fiction et du langage, et sans qualifier cet investissement langagier et fictionnel de complètement nouveau, Hope le considère tout de même assez éloigné de nous pour le qualifier de « risque linguistique »6.

 

En puisant un nombre d'exemples dans l’œuvre poétique de Joséphine Bacon, Hope montre non seulement que le système de pensée innue existe comme un modèle d'existence alternatif au technocapitalisme, mais aussi que Bacon entretient des relations spécifiques envers le plus-qu’humain au niveau personnel. Ceci est important dans la mesure où Bacon réussit à mettre en langage le plus-qu’humain, ce qui, sous de multiples formes, lui accorde une existence au sein de leurs récits.

 

Cependant, s’il nous est définitivement possible d’utiliser de tels « récits » comme catalyseurs afin de constater qu’un mode d’existence alternatif sur le plan linguistique et fictionnel est possible, nos relations envers le plus-qu’humain ne se comparent ni aux Innus au niveau culturel, ni à Bacon au niveau personnel. De toute manière, là n’est pas l’enjeu, je ne crois pas que l’intention de Hope en citant Bacon était de proposer un calque à retracer, et je ne crois pas non plus qu’il est question d’inventer de toute pièce des histoires ou un nouveau rapport au plus-qu’humain.

 

À mon avis, avant de « [f]orcer le langage sur des sentiers inhabituels et [de] se laisser surprendre par les transformations que cela occasionnera en nous »7, il est primordial d’emprunter nous même ces sentiers, de se faire notre propre expérience du plus-qu’humain pour ensuite tenter de le mettre en langage et en fiction. Après tout, comme il est possible de le lire chez Morizot et Zhong: « Les significations et communications sont omniprésentes dans le vivant: leur traduction, leur interprétation est ourlée de mystère, d’énigmes inépuisables, de malentendus créateurs, elle n’a pas la fluidité d’une interaction discursive claire et distincte entre humains, mais elle n’ en est pas moins riche de sens. »8 S’il s’agit d’empathiser nos relations envers le vivant par l’entremise du langage et de la fiction, il est également question d’entrer en contact avec le plus-qu’humain en reconnaissant l’existence de ses histoires et en entretenant des relations non destructrices envers lui.

 

 

1 Le terme « plus-qu’humain » porte évidemment une connotation qui cherche à octroyer, ou peut-être à restituer, un certain respect dans la désignation de ce qui n’est pas humain. Peut-être problématique en soi dans la perpétuation d’un dualisme humain/nature, le terme est pertinent dans la mesure où Hope condamne visiblement les actions que porte l’humain envers « le reste », et est même nécessaire de par le fait que, du moins dans la perspective occidentale qui est la nôtre, l’humain se soit lui-même séparé de la nature.

2 Hope, Jonathan. « Écrire et lire le caribou au lieu de l’achever », The Goose, vol. 16, no. 1 , article 1, 2017,https://scholars.wlu.ca/thegoose/vol16/iss1/1, p. 2.

3 Ibid., p. 3.

4 Ibid, p. 4.

5 Ibid., p. 6. Je paraphrase.

6 Ibid., p. 7.

7 Ibid., p.6.

8 Zhong Mengual, Estelle, et Baptiste Morizot. « L’illisibilité du paysage. Enquête sur la crise écologique comme crise de la sensibilité », Nouvelle revue d’esthétique, vol. 22, no. 2, 2018, p. 95.

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Commentaires

Portrait de Constance Walton

   Comme tu l'as bien écrit dans la conclusion de ton texte : nous devons entretenir « des relations non destructrices envers » le vivant. Souvent, nous nous dirigeons effectivement vers les autres êtres vivants pour leur porter préjudice et l'article de Jonathan Hope incite les humains à se sentir responsables du mal fait et l'exemple des caribous de Val-d’Or est éloquent. Leur sort reste d'ailleurs encore incertain parce que le nombre d'individus de la harde a diminué et en 2020 on n'en comptait plus que 7 (« Le temps est compté pour les caribous de Val-d’Or » d' Alexandre Shields, publié le 18 février 2020, disponible à https://www.ledevoir.com/societe/environnement/573148/les-caribous-de-va..., dernière consultation le 13 mars 2021).

  La fiction nous amène effectivement à de l'empathie envers les autres êtres vivants. Lorsque j'étais enfant, le plus merveilleux cadeau que j'ai pu recevoir a été Mon amie Flicka, le premier des quatre romans de la série Flicka de Mary O'Hara qui raconte l'histoire de chevaux. J'ai donc découvert très tôt que la littérature porte un regard aimant sur les animaux et peut être aussi un plaidoyer pour faire reconnaître la sensibilité animale.

  D'autres oeuvres vont dans cette direction de donner plus de sentiments dans nos rapports avec le vivant : Okinum d'Emilie Monnet pièce de théâtre où le castor tient une place cruciale, Le coureur de froid de Jean Désy où le caribou, même s'il est chassé pour sa viande, est mis en valeur comme animal qui a participé depuis des siècles à la survie de l'homme et L'Œil américain de Pierre Morency qui donne aux animaux des qualités insoupçonnables. On y retrouve ce « risque linguistique » évoqué par Jonathan Hope et que tu as bien reformulé par cette « expérience » personnelle de chacun du vivant à « mettre en langage et en fiction ». Tu pourrais aussi être intéressé par la pensée philosophique de Baptiste Morizot dont il parle dans son oeuvre Manière d'être vivant et qui met bien en avant la singularité animale pour nous y lier et non nous en séparer. Il a aussi participé à une émission des "Chemins de la philosophie" dont voici les références ci-dessous.

Références bibliographiques et sitographiques :

MONNET, Emilie, Okinum, Montréal, Les Herbes Rouges, coll. "scène_s", 2020, 82 p.

DESY, Jean, Le coureur de froid, Montréal, Editions XYZ, coll. "Romanichels", 2001, 108 p.

MORENCY, Pierre, L'Oeil Américain, histoires naturelles du Nouveau Monde, Montréal, Boréal, 1989/200, 360 p.

Entretien avec Baptiste Morizot, dans "Les Chemins de la philosophie" d'Adèle Van Reeth, 10 février 2020 :

https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/pro..., dernière consultation le 16 mars 2021.

MORIZOT, Baptiste, Manières d'être vivant, Arles, Actes Sud, Coll. Nature, Mondes Sauvages, 2020, 336 pages.

Portrait de Katherine Marin

Je trouve qu’il serait intéressant d’explorer la notion d’empathie plus avant : à la conclusion de cette entrée, tu dis penser qu’il est « […] primordial d’emprunter nous mêmes [bis] ces sentiers […] », soit de faire naître l’empathie en nous, dans le monde réel, avant de pouvoir être à même de faire exister le plus-qu’humain dans le texte de fiction. Sans se lancer dans la lecture d’un corpus philosophique extrêmement vaste (Kant, Heidegger, Husserl, Merleau-Ponty, Arendt et Nietzsche ne sont que quelques-uns des penseurs s’étant intéressés à la question de l’empathie), je crois que de parler un peu plus de ta conception du phénomène de l’empathie aurait été très intéressant et tout à fait approprié. Sur ce point, je te pose la question suivante : pourquoi, à ton avis, est-il aussi important d’empathiser « concrètement » avec le vivant (c.à-d. en entreprenant de poser des gestes concrets)? Tu insinues que quelque chose doit précéder à la fiction, je trouve cette idée très intéressante et pense que tu devrais emprunter cette route afin de faire fleurir ton point de vue sur « l’empathie comme fondement d'un nouveau mode d’existence amené par l’entremise de la fiction ».

 

Et, sur ce même point, l’angle de la phénoménologie de l’empathie sert ici à amener le sujet principal, soit l’importance d’une littérature de l’empathie dans le champ de la littérature fictionnelle écocritique. Donc voici ma question : comment doit-on faire le pont entre empathie « réelle » et empathie « poétique »? Sont-elles vraiment dissociables? Est-ce que l’empathie « réelle » nourrit une empathie « poétique » qui serait son symptôme? Ton texte insinue une empathie dichotomique qu’il serait bien d’éclaircir et d’explorer.

 

Tu l’auras certainement remarqué à la lecture de mon commentaire, j’ai trouvé que l’empathie était l’élément clé de cette exploration. J’aurais aimé avoir quelques exemples concrets de cette « empathie réelle » dont tu parles afin de sortir d’un cadre théorique et un peu abstrait. Évidemment, cette entrée demeure avant tout une analyse, mais dans un travail ultérieur, je pense qu’une touche plus personnelle sera très appropriée et enrichissante.

Portrait de Camille Garant-Aubry

D’abord merci pour cette perspective très intéressante et enrichissante sur la relation d’empathie entre plus-qu’humains et humains. Ton essai résonne particulièrement après la conférence-discussion de ce matin avec Maryse Goudreau. Je ne peux donc pas m’empêcher me demander s’il ne pourrait pas être pertinent de creuser l’idée des projets créatifs participatifs, afin de voir s’il s’agit de lieux propices à non seulement reconnaître différentes dimensions du plus-qu’humain, mais aussi à repenser les rapports que nous entretenons avec lui, et ce de manière non hiérarchisée.

De plus, à propos de la réflexion du rapport entre humain et plus-qu’humain, Clément Barniaudy propose de les repenser sous l’angle de l’éthique du care dans son article intitulé « Prendre soin du milieu, préserver la Terre : le care au service d’une éthique de l’action » (https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02866565/document). Il prend d’ailleurs le temps d’expliquer ce concept dans l’article et il le lie, entre autres, à une visée qui ne serait pas « technocapitaliste » (pour reprendre le terme que tu emploies). Je pense qu’il pourrait être utile de rapprocher les idées de Barniaudy à celle de l’empathie que tu proposes, surtout par rapport à l’idée d’une éthique de l’action advenant grâce à l’éthique du care, c’est-à-dire des actions prises grâce à cette dernière.

Finalement, certains chapitres du livre « Moving environments : affect, emotion, ecology, and film », dirigé par Alexa Weik von Mossner (la version numérique devrait se trouver à la bibliothèque), pourraient nourrir ta réflexion quant aux déclencheurs de l’empathie. En effet, les motifs ou techniques qui interpellent l’humain y sont étudiés dans divers films de styles différents. Ce média semble en être un particulièrement fécond pour initier un contact avec le plus-qu’humain et pour le représenter au-delà de la parole. Dans le livre, il est beaucoup question de l’animal. Notamment, une étude aborde la question de la figure animale comme pouvant provoquer un plus grand appel à l’émotion et comme constituant ainsi un point d’entrée pour que l’humain ait un contact avec le plus-qu’humain naturel. Il me semble que ces considérations permettent de mieux comprendre et d’exemplifier cette empathie, et que ce savoir peut ensuite être réinvesti plus loin que l’art cinématographique.