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L'oeuvre de Jean Désy: admiration de la nature et apaisement de l'âme

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   Lorsqu'il relate comment est né sont intérêt pour l'écriture de la nature, la « Nature Writing », le chercheur en études sur l'environnement David Landis Barnhill1 évoque le plaisir qu'il a trouvé dans la lecture de poésies,  des mots simples et lumineux pour décrire des séquoias et des sommets enneigés 2. Il mentionne aussi qu'il ressentait alors le besoin de se rapprocher de la nature et de participer à un changement social radical 3. Les textes de Jean Désy, romancier, poète et médecin, correspondent bien à cette vision d'une poésie de la nature à la fois évidente et lumineuse, qui donnerait lieu à une réflexion sur la relation qui lie les hommes à leur environnement.

 

    Grâce à des écrits comme Le coureur de froid4 et Isuma, anthologie de poésie nordique5 de Désy, nous voyons comment le contact avec la toundra et la taïga fait naître différents sentiments : de l'admiration et l'amour de la beauté de lieux singuliers (« La beauté m'aiguillonne, me traverse […] il fait moins quarante et il vente. Dans la totale noirceur blanche, je suis harcelé »6, « Ô Nord, mon Amour, je t'aime pour le cristal de tes fjords »7), jusqu'à l'apaisement né d'une impression de fusion (« Je me suis assis dans la neige […] Il tombait une neige qui laissait voir le cristal de centaines de flocons différents. Mon cœur, qui avait battu très vite, s’est reposé. Les arbres respiraient au même rythme que moi.»8).

    Cette représentation d'une relation forte tissée entre l'homme et la nature, est à la fois silencieuse et chargée de signifiants : dans les textes étudiés nous retrouvons par exemple une volonté d'ancrer davantage ses écrits dans le Nunavik en employant des mots inuits. Par exemple l'un de ses poèmes désigne les différents types de neige : « matsaaq » pour la neige mouillée et  « Kavisilaq » pour la neige durcie9. Ces écrits nous interrogent sur ce qui est en jeu dans l'écriture de cette expérience, ce passage de l'admiration à l'apaisement. En quoi estime-t-on que ce lien s'exprime ici? En effet, une question esthétique est souvent subjective et nous tâcherons donc de rendre compte de cette admiration qui grâce à un rapprochement devient apaisement en nous basant sur des extraits éloquents.

   Comment se produit cette communication particulière entre l'humain et le non-humain? Comme l'écrit Thoreau : « La Nature ne pose pas de questions, et ne répond à nulle que nous autres mortels lui posions.»10 La quête du narrateur-personnage du roman  montre cette volonté de trouver la paix : il quitte le Nunavik où il est médecin, en motoneige, à travers la toundra pour retourner dans le sud du Québec et en profite pour satisfaire son goût de nomadisme dans le Nord. Il s'agit d'une aventure entre plusieurs êtres et la nature et aussi d'un être en réflexion introspective fréquente sur sa vie et son travail de médecin. Comme le souligne Barnhill avec son « approche de l'écosystème » 11 des textes, une oeuvre relevant de la « Nature Writing » est difficilement classable dans tel ou tel type et c'est ce qui fait la richesse de la littérature.

   Les réflexions philosophiques du narrateur naissent de son aventure dans la toundra et la taïga et donc directement de ce regard marqué par la fascination et de l'amour qu'il ressent en contact avec ce Nord. Le vécu du personnage fait état de cette osmose ressentit bien souvent. Enfant déjà il « appren[ait] l’art de sentir la forêt, les arbres, l’humus et les torrents. »12 puis à la fin du roman après avoir survécu à de terribles épreuves, il se dit que « [s]a vie et [s]a mort ne valaient ni plus ni moins que chaque cristal de neige qui s’écrasait sous [ses] pas, qui disparaissait, et qui réapparaîtrait, dans six mois, sous forme d’une goutte d’eau. »13

   La sérénité retrouvée passe par l'observation active et la relation physique avec cette nature. Le philosophe Gaston Bachelard appelle « l'immensité intime » ce lieu que les poètes transforment en « espace poétique »14, en un ailleurs « intime »15. En lisant des textes de Désy peut-être atteignons-nous aussi une plus grande intimité avec ces espaces naturels alors que nous en sommes éloignés?

1 BARNHILL, David Landis, « Surveying the Landscape: A New Approach to Nature Writing », in « Interdisciplinary Studies in Literature and Environment » Vol. 17 No. 2, Printemps 2010, Maison d'éditions Oxford University Press pour l' Association des études de Littérature et d'Environnement. pp. 273-290 (18 pages), téléchargé sur https://academic.oup.com/isle/article/17/2/273/701866?login=true dernière consultation le 26 février 2021. Barnhill a été le directeur des études sur l'environnement de l'Université du Wisconsin.

2 Ibid. « Their words spoke simply but vibrantly of sequoias and snow peaks. » p. 273.

3 Ibid. « [I was in ] need for intimacy with nature […] and for radical social change. » p. 273-274.

4 DESY, J., Le coureur de froid, Montréal, Editions XYZ, Coll. "Romanichels", 2001.

5 DESY, J., Isuma, anthologie de poésie nordique, Montréal, Mémoire d'encrier, 2013, 173 p.

6 Ibid, p. 20.

7 Ibid, p. 60.

8 Le coureur de froid, op. cit. (Édition du Kindle. Emplacement 988-1000).

9 Isuma, anthologie de poésie nordique, op. cit. p. 34

10 THORAULT, H. D., Walden ou la vie dans les bois, Ed. Le Mot Et Le Reste, Marseille, France, traduction de Brice Matthieussent, 2017, 384 p. Chapitre XVI "L'étang en hiver".

11 BARNHILL, David Landis, op. cit. « the ecosystem approach » p. 279.

12 Le coureur de froid, op. cit., Edition du Kindle, emplacement 349.  
13 Ibid. Edition du Kindle, emplacement 1062-1064.
14 BACHELARD, Gaston, La poétique de l'espace, Paris, PUF, 1ère édition critique « Quadrige », 2020 [1957], 404 p. p. 269.
15 Ibid. p. 278.

 

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Commentaires

Il me semble important, dans toute approche écopoétique ou même écopolitique, d’appréhender de façon sensible la nature et le plus qu’humain, comme en témoigne cette présentation de la démarche de l’auteur Jean Désy. On peut sentir dans ses écrits la connexion sentimentale que ses personnages entretiennent avec le territoire et cette admiration qui lui est portée; c’est bien expliqué ici entre autres avec la notion d’intimité comme façon peut-être de devenir « un » avec la nature, ou tout du moins, de s’y sentir lié, de faire partie d’elle.

Je me demande si ce processus est aussi accompagné d’un parcours de décentrement. En d’autres mots, je me demande : est-ce que se placer en admirateur (donc en contemplateur ou celui qui voit) est suffisant pour entretenir un rapport nouveau avec le territoire? Faut-il aussi remettre en question comment on perçoit cette nature et problématiser les sentiments qu’elle nous procure? Par exemple, lorsqu’il est question au Nunavik d’employer des mots inuits pour décrire les paysages, y a-t-il aussi une volonté de déconstruire son propre langage et ses préacquis provenant des cultures occidentales?

Dans la conférence Joséphine Bacon dans l’œil de Kim O'Bomsawin (23 février 2021), Kim O’Bamsawin, en réponse à une question qui demandait comment entretenir un rapport nouveau/décolonial avec la nature, nous incite à s’y rendre, tout simplement. Une première étape qui fait écho à la démarche artistique et personnelle de Jean Désy. Et ainsi, j’ose me demander : quelle serait l’étape suivante?

Portrait de Jessee Chouinard

J’ai trouvé que le langage, le déplacement et l’expérience de la nature étaient des éléments étroitement liés au sein de cette entrée. Les déplacements dans les oeuvres de Jean Désy me font penser aux marches prises par Thoreau:

Et le marcheur, celui qui marche en elle [la nature], qui s’échappe dans ce qui s’échappe et qui s’oublie dans sa mémoire, est celui-là qui la comprend le mieux et en est le plus près; il participe de ses qualités de liberté et de non-appartenance : « Enjoy the land, but own it not » (Melançon, 1986, p. 72).

Dans Le coureur de froid plus spécifiquement, j’ai l’impression que le nomadisme du narrateur transforme sa vision anthropocentrée en une vision écocentrée. L’expérience de la nature et l’introspection comme conséquence de la nordicité, plus précisément des conditions hivernales, font en sorte qu’il repositionne son existence ainsi que sa valeur dans l’historicité de la nature. Cela a aussi pour effet de placer le personnage en posture de contemplation; l’espace occupe une place plus grande au sein de la narration. Le non-humain agit davantage sur l’humain que l’inverse.

Pour faire un bref retour sur le langage en tenant compte du déplacement et de l’expérience, je me demande si l’utilisation de mots inuits est véritablement faite pour ancrer les écrits dans le Nunavik. Je me demande plutôt si ce ne serait pas une façon de combler les manques de la langue française qui n’est pas encore adaptée à cette réalité, car comme Louis-Edmond Hamelin le mentionne dans La Nordicité du Québec, ouvrage dirigé par Daniel Chartier et Jean Désy,

 ne pas savoir nommer avec exactitude le monde qui nous entoure conduit à ne pouvoir l’observer, le connaître et le comprendre; [ma] méthode intellectuelle est donc une démarche à la fois large et précise de l’écologie du réel, qui vise à rapprocher l’homme de son milieu et à produire pour l’un et pour l’autre plus d’harmonie (Chartier et Désy, 2014, p. 12).

 

RÉFÉRENCES

Chartier, Daniel et Jean Désy (2014), La nordicité du Québec. Entretiens avec Louis-Edmond Hamelin, Montréal, Presses de l’Université du Québec, 152 p.

Melançon, Charlotte (1986), « Lire, voir et marcher. Walden or, life in the Woods », Vues sur la nature, vol. 28, no3, juin, p. 71-74.