ArTeC / Université du Québec à Montréal

D'un habiter écologique au parlement des vivants

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Après ses travaux littéraires sur le rapport entre le style des livres et les styles d’existence, Marielle Macé propose dans l’essai Nos cabanes, une redéfinition de nos rapports existentiaux avec la nature. Critique de l’appropriation capitalistique du monde, qui à la fois nous dégage d’un rapport d’usage commun avec la nature et nous engage vers le lent et trop rapide désagrégement « d’un monde abimé », abimé quant aux « vivants, aux sols, au sentiment même du commun » (Macé, Nos cabanes, 2019, p. 39), elle esquisse la forme d’un nouveau rapport au monde par lequel les vivants humains et non-humains pourront faire fructifier les possibilités de la vie. Car ce n’est ni sauver ce qui a été ni survivre dans la frugalité, du moins celle que marque comme telle les formes de vie capitalistes, qui préoccupe l’essayiste, mais vivre, « c’est-à-dire retenter des habitudes, en coopérant avec toutes sortes de vivants, et en favorisant en tout la vie. » (Ibid.)

La question fondamentale que pose Macé est dès lors celle-ci : quels rapports au monde, c’est-à-dire quelles formes de vie, voulons-nous faire advenir à la vie, en tant qu’ils peuvent faire proliférer toutes les formes de vie? À cet égard, le projet de Macé se rapproche de celui de Giorgio Agamben, dont le projet philosophique de constituer une métaphysique de l’usage en tant que rapport fondamental au monde forme le cœur de mon mémoire. Au moyen d’une archéologie de nos formes d’existence, Agamben tente de montrer que certaines de nos évidences modernes, qui posent aujourd’hui immensément problème, en premier lieu l’économie et le rapport appropriatif avec le monde, ont leur origine dans les apories métaphysiques de la philosophie aristotélicienne. Or, selon Agamben, il est nécessaire de repenser la métaphysique classique, d’obédience substantialiste, vers une métaphysique relationnelle ou modale. Cette nouvelle métaphysique, Agamben la pense à partir de la catégorie d’usage qui, selon lui, ne se limite pas à une pure instrumentalité d’un objet par un sujet, mais au contraire renvoie à un rapport d’immanence : « Homme et monde sont, dans l’usage, en rapport d’immanence absolue et réciproque. » (Agamben, Homo Sacer. L’intégrale, 2016, p. 1096)

Le projet de Nos cabanes me semble ainsi appartenir au même ensemble de considérations. Alors que le niveau de description d’Agamben conserve un haut niveau de généralité et d’abstraction, Nos cabanes instancie et élabore plus concrètement en quoi un rapport d’usage avec le monde pourrait consister. Ce rapport au monde particulier, Macé le propose à travers les catégories du construire et l’habiter, auxquelles la figure de la cabane renvoie nécessairement (Bachelart, « “S’encabaner”, art constructeur et fonctions de la cabane selon les âges », 2012), au contraire par exemple de la figure de la maison qu’on habite mais qu’on ne construit que rarement ou pire du condo qu’on peut habiter mais qu’on ne construit jamais. L’habiter auquel nous convie Macé n’est par contre bien évidemment pas l’acte d’établir individuellement sa cabane dans un environnement naturel, davantage « ménager plutôt qu’aménager » (Macé, p.17); habiter apparait ici davantage comme une faculté dont est capable le vivant humain en rapport avec un milieu de vie. De fait, la cabane, c’est certes celle érigée dans une ZAD, sur une noue, dans une forêt, etc., mais également celle de mots, « avec des idées au lieu de branches de saule » (Cadiot, cité par Macé, 2019, p. 7). De fait, l’habitation a tout à voir avec la manière dont il vit, avec la forme qu’il donne à sa vie en vivant au sein d’un monde, « habiter des territoires en lutte, […] lutter par le fait même de les habiter » (Ibid., p. 112). Sur les capacités de construire et d’habiter, il n’est bien sûr pas possible de passer à côté des apports de Martin Heidegger, particulièrement dans les textes « Bâtir, habiter, penser » et « L’homme habite en poète »; je mobiliserais par contre surtout la reprise écologique de la conceptualité heideggérienne (Zimmerman, Toward a Heideggerean Ethos for Radical Environmentalism, 1983 et Padrutt, Heidegger and Ecology, 2009).

Cette réflexion de Macé, qui lie ensemble habitation, communauté et manière de vivre, ne se ferme pas sur les manières du vivre humain, mais s’ouvre résolument sur ce qu’elle nomme le « parlement des vivants », dans lequel aux diverses formes de vie que peuvent prendre les existences humaines répondent les diverses formes de vie que peuvent prendre l’existence. Cette ontologie relationnelle et horizontale d’immanence réciproque entre l’humain et le non-humain amène ainsi Macé à proposer cette nouvelle conception de la politique, dans laquelle la polis s’ouvre à de nouveaux citoyens. De fait, la perspective de Macé consiste moins à considérer le non-humain comme des entités assujetties que le droit devrait protéger que comme des « sujets » qui, tout en ne parlant pas, ont beaucoup à dire et à (faire) penser : « Écouter les idées des choses, les idées qu’ont les choses (l’idée qu’elle est, dit-elle précédemment) ce serait emprunter ces lignes en perception et en pensée – les suivre, comme on ferait d’une bête. » (Macé, p. 73). Je souhaiterais explorer cette avenue d’un parlement des vivants en mobilisant le Contrat naturel de Michel Serre pour approfondir les brèves réflexions de Macé.

 

 

 

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Commentaires

Portrait de Viviane Payette

La problématique du texte présent est déjà très riche et témoigne d’un dense travail de recherche. Il est néanmoins déplorable que le corpus qui sera analysé ne soit mentionné qu’en dernière phrase : une élaboration quant à son contenu aurait été la bienvenue. Le projet de Marielle Macé encourage à un renouvellement de l’habiter dans le monde, à l’écoute et dans le respect de la nature et du non-humain. À cet égard, je dirige l’auteur vers les réflexions d’Yves-Charles Grandjeat[1], qui critique l’anthropocentrisme de l’homme dans sa manière d’habiter la nature. Il prône un décentrement de l’homme dans ses relations au non-humain et propose une pratique de l’humilité qui permettrait au non-humain de retrouver le contrôle du territoire qu’il habite. Il me semble qu’une telle réflexion pourrait nourrir la discussion quant aux deux axes que Macé souligne lorsqu’elle traite du rapport d’usage avec le monde, c’est-à-dire habiter et construire. Effectivement, puisqu’elle cherche à identifier le moyen de vivre en harmonie avec la nature, la réflexion de Grandjeat viendrait établir une complémentarité intéressante. Une hypothèse quant à la cohabitation harmonieuse pourrait être développée et serait appropriée quant au sujet du texte.

 

[1] GRANDJEAT, Yves-Charles, La question animale : Entre science, littérature et philosophie, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011. En ligne : http://books.openedition.org/pur/38510. Cet auteur m’a été introduit lors de la lecture du texte de Marion Velain dans ce même cahier Écoécritures – études collaboratives et décentrées, « La rhétorique du contrepied ou définitions multiples de l’anthropocentrisme et absence de confrontation vers l’animal » : http://oic.uqam.ca/fr/carnets/ecoecritures-etudes-collaboratives-et-decentrees/la-rhetorique-du-contrepied-ou-definitions (Page consultée le 12 mars 2021)

 

Bonjour Yannick ! 1

Les propos de Macé me renvoient immédiatement à cette relation communautaire entre l’humain et le reste du vivant (qui inclut, je nous le rappelle, toutes les matières qui ne sont pas produites pas la main humaine) que nous avons croisés collectivement durant les discussions autour de la rencontre avec Kim O’Bomsawin – du moins, de notre côté des choses. La façon dont les corps des individus des Premières Nations (particulièrement les corps féminins, il me semble) sont mis en relation avec le territoire est une piste de réflexion particulièrement riche à l’égard du motif de la cabane : c’est que les individus, il me semble, se font cabanes, comme autant de bouts de territoire « réaménagés » en espace, reliés directement et réellement (il ne s’agit pas d’une métaphore) à ce que nous avons nommé la « Nature ». L’ « encabanement » des idées m’apparaît ainsi plutôt fertile dans la mesure où cela manifeste un « pas de côté » épistémologique susceptible, à mon sens, de produire de nouveaux « possibles » en terme de relation entre humain et autre-qu’humain.

Par rapport à la question de la polis, je pense instantanément à ce moment il y a quelques semaines où la rivière Muteshekau-shipu (aussi connue sous le nom de « Rivière Magpie ») s’est vue octroyer un statut juridique 2. On ne pourrait être plus littéralement dans cette question! Bien sûr, comme tu l’avances, il y a une différence entre la protection des droits de la nature et la reconnaissance d’une subjectivité qui est propre au non-humain : mais il me semble qu’il s’agit d’un pas dans une bonne direction (dis-je avec pragmatisme).

Portrait de Katherine Marin

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