Sous le signe de l'amour

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Œuvre référencée: Gailly, Christian. Les oubliés, Paris, Minuit, 2007, 141 pages.

En lisant Les oubliés, on imagine aisément Albert Brighton et Paul Schooner, personnages journalistes du roman, rencontrer Christian Gailly pour leur chronique culturelle «Que sont-ils devenus?», dédiée aux artistes qui ont disparu de la scène publique. Non pas que Gailly ne se rappelle pas régulièrement au souvenir de ses lecteurs – treize livres en vingt ans de métier –, mais il suffit d’avoir parcouru les rares entrevues de l’auteur1 pour soupçonner que ces «oubliés» qui baptisent le dernier opus concernent, au moins en partie, ses propres romans. Il ne craint pas tant l’oubli qu’il le sait inévitable; il tente de s’accommoder du peu de valeur accordée aujourd’hui à la littérature – et à la sienne en particulier, peut-être.

«C’était quand même leur treizième mission. Ça commençait à bien faire. Le même chagrin derrière la même grandeur. Que ce soit celle du peintre Marcel Soti. Le compositeur Paul Cédrat. Le jazzman Simon Nardis. L’écrivain Martin Fissel. Le sculpteur Louis Prédelle.» (p. 19) Pour qui est familier avec l’œuvre du romancier, il reconnaîtra là les personnages de L’air2 (1991), de Dernier amour (2004), d’Un soir au club (2002) et de La passion de Martin Fissel-Brandt (1998). Par voie de conséquence, il s’interrogera sur l’identité de ce Prédelle, qu’il découvrira être l’amant avoué de l’épouse de Brighton – un ménage à trois pour un couple dont l’amour s’essouffle. Surtout, le lecteur renouera avec celle que Gailly lui permet rarement d’oublier d’un livre à l’autre: Suzanne qui, après avoir notamment incarné une employée de bureau dans L’incident (1996) et une pourvoyeuse dans Nuage rouge (2000), apparaît cette fois sous les traits d’une violoncelliste qui s’est jadis retirée en pleine gloire. «Catastrophe mentale? […] Drame terrible? Perdition? Dépression? Destruction totale, du cœur, de l’âme, de l’être? Désespoir? Dépossession? Errement [sic]?» (p. 89) Le mystère de sa soudaine retraite incite Albert Brighton et Paul Schooner à lui consacrer leur treizième article.

Sauf que. De la même façon que les anciennes célébrités interviewées ont dégringolé la pente du succès, Schooner, dont les reportages en collaboration avec Brighton sont fort appréciés du lectorat, connaît un sort tout aussi triste. En route vers la Bretagne pour y rencontrer Suzanne Moss, les deux journalistes ont un accident de voiture a priori sans gravité, mais des suites desquelles Schooner meurt étrangement.

Après ce drame inaugural, que reste-t-il à raconter? Brighton prévient l’épouse de son collègue. Il est reçu «avec une gifle d’une violence peu commune» (p. 47). Il veille sur leurs deux enfants pendant qu’elle se précipite à la morgue. «Deux jeunes vies contre la mort» (p. 53). Il assiste aux obsèques à contrecœur, indigné de l’incinération de son ami. «La crémation est une pratique barbare. Une volonté d’anéantissement. La destruction totale de l’être» (p. 77). Il se résout à réaliser l’entrevue avec Moss, en souvenir de Schooner, pour qu’il «ne soit pas mort pour rien» (p. 94). Il n’a d’autre choix que de s’enticher de la musicienne déchue, car il veut «continuer à vivre [et] continuer ça veut dire aimer» (p. 125). «Et ils se sont aimés. Et ça s’est bien passé » (p. 140).

 

«‘‘Les Oubliés’’ c’est mieux. Plus parlant. Plus émouvant» (p. 83)

Chez Gailly, l’amour surgit souvent de cette façon, moins comme un coup de foudre que comme une fatalité naturelle. «Le faut-il? Il le faut», reprenait-il de Beethoven («Muβ es sein? Es muβ sein!») en exergue dans La passion de Martin Fissel-Brandt. Aussi, sur la quatrième de couverture des Oubliés: «Tôt ou tard. Ça nous arrivera. On nous oubliera»: une même inéluctabilité que les personnages accueillent généralement sans résister ni rechigner. Tout se passe comme si, humbles devant les choses qui les dépassent (l’amour, la mort, la beauté, la musique, l’écriture…), ils préféraient s’en tenir à l’infime et au concret, à ce qui se formule et se conçoit aisément. D’où une narration itérative qui compulse les moindres détails, offrant à ses acteurs un environnement rassurant, mais provoquant parfois une légère nausée chez le lecteur qui relit en boucle les mêmes énoncés dérisoires. Encore que, dans Les oubliés, l’obsession apparaît beaucoup moins vertigineuse qu’ailleurs dans l’œuvre de Gailly (L’air, entre autres); l’attention excessive à certains faits peut alors être perçue comme un trait d’humour3, poussant la banalité à ses extrêmes limites:

Elle s’appelait Suzanne Moss. Moss? Oui, comme ce port de Norvège, dans une baie, à l’est du fjord d’Oslo. Il paraît que c’est très beau. Schooner n’y est jamais allé. Brighton non plus.
Moss, c’est aussi le nom d’un pilote de course britannique. Mais qui se souvient de lui? À part Brighton? Schooner n’en avait jamais entendu parler. Stirling Moss, très célèbre en son temps.

Savez-vous que tout en haut, dans le nord de l’Europe, il existe un port qui s’appelle comme vous? Une question comme une autre. Faisant partie de celles que Brighton envisageait pour commencer. Il faut bien. D’une manière ou d’une autre. C’est difficile. Lui et Schooner ne savaient pas ce qu’ils allaient trouver. Sur qui ils allaient tomber. Quel type de caractère.
Elle appartient peut-être, qui sait, à la famille du coureur automobile, dit Brighton. Tu crois que je peux le lui demander? Sans risquer de la froisser? J’en doute, répondit Schooner. Je doute qu’elle apprécie. Qu’une artiste de sa qualité apprécie d’être mêlée à des courses de bagnoles, même aristocratiques comme dans le temps (p. 12-13)

Si humour il y a, il demeure cependant discret, car le style de Gailly évite tout flamboiement. Les marques sensibles semblent gommées par la sobriété narrative, laquelle vaut à l’écrivain l’étiquette de «minimaliste» chez la critique, en cela représentatif d’une certaine «école de Minuit4». Ainsi, la réduction de l’intrigue en un enchaînement de faits lâchement liés, la prédominance d’un discours chirurgical sur un récit enveloppant, et l’adoption d’un ton laconique et d’une syntaxe saccadée inspirent d’abord un sentiment de compte rendu clinique. En fait, cela est surtout vrai pour les premiers récits de l’auteur; dans Les oubliés, la simplicité d’une écriture plus détendue, moins heurtée, tend à favoriser une rencontre plus sensible avec le lecteur. Certes, l’amour manque de passion, la mort manque de douleur, mais la détresse de Brighton n’est pas moins palpable, ne serait-ce que dans son réflexe de s’attarder à des détails insignifiants qui l’empêchent de «[céder] de partout» (p. 57) Il faut y voir la difficulté de traduire l’émotion en mots. Il n’est d’ailleurs pas innocent que le texte se referme sur un miaulement d’amour: «Mia-mia, répondit Franklin [le chat de Suzanne Moss]. Je ne comprends pas, dit Brighton. Puis il entendit la voix de Moss: Il dit qu’il vous aime» (p. 141) Ce Franklin, c’est aussi celui à qui est dédié le récit, inscrivant ainsi la trajectoire du livre sous le signe de l’amour. D’une certaine façon, le roman le sauve de l’oubli.

Pour citer ce document:
Asselin, Viviane. 2009. « Sous le signe de l'amour ». Dans Lectures (Salon double, 2008-2009). Carnet de recherche. En ligne sur le site de l’Observatoire de l’imaginaire contemporain. 24 février 2009. <https://oic.uqam.ca/fr/carnets/lectures-salon-double-2008-2009/sous-le-signe-de-lamour>. Consulté le 1 mai 2023.
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