Université du Québec à Montréal

Question de méthode (passer de la « table des oppositions » à la « table de division » avec Nicole Loraux)

Question de méthode (passer de la « table des oppositions » à la « table de division » avec Nicole Loraux)

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- Groupe privé -

0. La « table des oppositions »

 

Il se peut qu’en relisant les Grecs de l’antiquité nous trouvions étrange cette manière de classer, de distribuer les êtres et les places, en fonction de couples antithétiques de qualités naturelles. D’où vient-il, par exemple, que dans le discours dominant de la Grèce antique, le chaud et le sec conviennent à l’homme, tandis que l’humidité et le froid incombent à la femme1 ?

 

Selon un mécanisme qu’il est donné à chacun-e d’éprouver, cette assignation nous paraît aujourd’hui contingente et arbitraire qui autrefois se recommandait des nécessités de la nature. En cela, elle correspond aux débuts de la science qui, ne masquant encore que maladroitement ses origines mythologiques, cherche dans des causes « naturelles » des raisons pour fonder à nouveaux frais le monde qu’elle a sous les yeux. Dans le cas de la Grèce antique, il s’agit d’un monde marqué comme chacun sait par la domination masculine. Mais des qualités naturelles comme le sec et l’humide, aux attributs déjà plus humains que sont l’activité et la passivité, il n’y a qu’un pas, que Aristote, parmi d’autres, franchit bien doctement2. Cette opposition – l’activité pour l’homme, la passivité pour la femme – nous est, à nous « modernes », déjà plus familière, au même titre d’ailleurs que la partition tout aussi antique de l’intelligible et du sensible, dont on peut vérifier qu’elle se superpose, dans des textes qui débordent cette fois du seul corpus antique, à la différenciation axiologique des sexes.

 

Que faire alors de ces dichotomies très anciennes qui soutiennent à la fois si souterrainement et si manifestement notre pensée, entraînant dans leur ornière la différence des sexes ? Sans doute, cette question pourrait-elle être posée avec un peu plus de légèreté si de ces logiques binaires il ne résultait pas, bien souvent, l’hégémonie culturelle d’un terme sur l’autre et l’essentialisation des êtres qui en est la conséquence.

 

En 1990, Nicole Loraux, qui se rattache à ce qu’on appelle parfois l’« École de Paris » (de J.-P. Vernant, M. Detienne et P. Vidal-Naquet) publie Les expériences de Tirésias. Confrontée, en tant qu’helléniste, au caractère systématique de ces agencements binaires, elle pose l’existence d’une « table des oppositions » qui culmine, pour ce qui est de la différence des sexes, dans l’exclusion des femmes du domaine de la politique.

 

L’intérêt du livre, cependant, tient à l’hypothèse selon laquelle le « boys club » des citoyens serait moins exclusivement mâle que ses discours solennels ou savants ne le laissent entendre. Non pas que des femmes elles-mêmes aient pu en faire partie, mais que le féminin, comme essence officiellement opposée à citoyenneté soit, en quelque manière paradoxale et officieuse, incluse dans la virilité (andreia) en vertu même de son exclusion. Et qu’en dépit des rigidités du discours civique, « l’homme digne de ce nom est plus viril d’abriter en soi de la féminité » (p. 8). Il s’agira ici de discuter de quelques uns des principes qui gouvernent la méthode proposée par N. Loraux dans l’introduction de son livre.

 

 

I. Le discours littéraire comme lieu de l’échange entre sexes

 

Si, par « discours littéraire » nous entendons, dans les circonstances de la Grèce antique, le théâtre et l’épopée, par opposition à l’oraison funèbre par exemple (= discours civique, politique) ou à la philosophie3, alors nous dirons, avec N. Loraux, qu’il est le lieu par excellence du mélange de la différence sexuelle. Cette différence qui, dans le discours civique, apparaît comme immédiatement tranchée, pourrait néanmoins retrouver les moyens d’une certaine fluidité dans le discours littéraire. Loraux donne pour emblématique de cette rupture de l’étanchéité politique, de cet échange entre le sexes, le fait que les personnages féminins, au théâtre, soient jouées par des hommes. Nous pourrions à notre tour, toujours au sein de l'énonciation littéraire, relever des mécanismes analogues :

 

- dans l’épopée, l’instance narrative (exclusivement masculine à cette époque) doit rapporter la parole féminine, incarnant momentanément une voix autre ;

- dans la tragédie, le chœur se compose souvent de femmes et plusieurs penseurs de la tragédie considèrent qu’on trouve en celui-ci rien de moins que la condition de possibilité de la tragédie4 ;

- dans l’épopée ou la Théogonie hésiodique, nous pouvons enfin nous rappeler du rôle primordial des Muses, lesquelles, pour être éthérées, ne sont pas moins douées de féminité.

 

Déjà, nous voyons que dans l’énonciation propre au discours littéraire, le féminin, même s’il n’apparaît que comme la feinte d’une voix, intervient dans la production de l’andreia, là où le discours civique ou politique ne se dit jamais que dans la tonitruance masculine d’une exclusion qui se déleste de tout reste5. Car il ne faut pas se leurrer : tout discours est à cette époque produit par l’aner pour l’aner, ou mieux encore, aux fins de l’andreia, de l’idée même de la virilité. Toute œuvre s’écrit alors en vue de l’édification du citoyen. Néanmoins il est décisif que ce soit dans le discours littéraire qu’atteinte soit portée à la parfaite autonomie de l’andreia citoyenne.

 

Et puis, comme l’indique déjà le titre du livre de N. Loraux, ce n’est pas que la forme qui rend possible le mélange dans la différence des sexes, mais aussi son contenu. Ainsi, Tirésias est le nom d’un personnage que nous dirions aujourd’hui « transgenre ». À cet égard, l’auteure parle succinctement la « métaphore » comme d’une condition de possibilité proprement littéraire pour « penser le corps [...] en ne se limitant pas au corps » (p. 13). Disons, en effet, que la métaphore est toujours une mise en mouvement extatique.

 

 

II. L’inversion confirme la règle

 

Dans le discours civique et parfois dans la philosophie (La République en est l’exemple le plus célèbre), la « table des oppositions » s’érige  en une table de loi. Et de même que la loi se grave dans la pierre, de même grève-t-elle comme une sorte de gangue les opposés de l’homme-citoyen : femmes, mais aussi enfants, métèques, et autres esclaves. Or on sait (avec les recherches de P. Vidal-Naquet et de J.-P. Vernant sur l’éphébie par exemple) que l’aner ne vient pas tout seul à la loi : le rite y préside, cruel et sévère, parfois fatal. Au cœur du rite, l’inversion, aussi éclatante que momentanée, des rôles. Or Loraux entend critiquer cette priorité épistémologique dont bénéficie, selon elle, la notion d’inversion :

 

« C’est sous la catégorie de l’inversion que les modernes interprètent l’échange entre les sexes, auquel ils assignent de se réaliser dans ces rites sociaux que sont fêtes religieuses et pratiques initiatiques [...] » (p. 13)

 

Elle cite ensuite, entre autres exemples, celui de l’éphèbe se travestissant à la veille de son agrégation. Il est vrai que l’inversion survient avec la fugacité du moment dialectique, appelant déjà son propre dépassement (sa subsomption) dans l’agrégation. On peut dire que son propre est vraiment de ne pas s’éterniser. La fête, lorsqu’elle se déroule sous la garde de la polis, a toujours tôt fait d’être finie. L’anthropologie, comme le remarque Loraux, sait assez bien que l’inversion a cette vertu de retremper une distribution des places toujours préalable. L’auteure propose alors de se détourner de l’inversion parce que, dirions-nous, dans sa fugacité éclatante elle empêche de penser la permanence des échanges entre sexes. Et que dans l’enchaînement du rite, dans son événement pour ainsi dire servile s’oublie la persistance de ce qu’on croit n’avoir été qu’un moment, une étape nécessairement derrière nous – le nous bien exclusif des citoyens. En fait, il s’agit moins de se désintéresser de l’inversion que de penser à partir de son expérience une logique d’une autre temporalité, d’un échange toujours-déjà en cours entre les sexes.

 

Si l’on reprend le schéma gennepien, on peut alors dire que le discours civique est un discours centré sur l’agrégation en tant que telos au sein duquel se résorbent les deux phases précédentes. Si, suivant Loraux, le discours littéraire dit d’une manière plus authentique le rapport des sexes, à quelle phase pourrait-on le rattacher ? La réponse est évidente : la période que l’on dit de « latence ». À condition, par contre (et c’est ici que l’inversion cède sa place) de ne plus envisager cette latence comme un simple entre-deux voué à s’annuler dans l’agrégation, mais bien de revenir à l’origine la plus ancienne du mot, qui nous vient tout droit du léthé des Grecs, de l’oubli. Que la littérature nous donne à voir en quelque sorte ce qui serait autrement voué à l’oubli, comme un dévoilement, mais de l’être-voilé, pour le dire à la manière heideggérienne. En sorte que la littérature ne soit possible qu’à condition de rendre inoubliable la latence, c’est-à-dire l’oubli lui-même. Elle s’ouvre ainsi sur ce que l’homme, dans ses solennités citoyennes, ne sait approcher que sur le mode de la dénégation et des dichotomies infranchissables. Alors il revient à la littérature l’impossible tâche d’être un moyen sans fin, une pure médialité (on pense à M. Blanchot et à G. Agamben). Nicole Loraux nous invite à envisager le discours littéraire comme une sorte de théâtre, de scène, où, fluidifiés, les couples antithétiques se donnent à voir dans leur problématique entrelacs, tour à tour squelettique et plantureux, tragique et comique. Et de fait, la littérature n’a de sens qu’à être celle de l’homme encore au seuil (et donc aussi bien de la femme, si l'on suit Loraux). Et à vrai dire il n’y a peut-être de littérature que de cette terrible et belle jeunesse, de ce seuil, de cette latence. Après les monuments grecs, la lyrique courtoise et la naissance du roman au XIIe, avec bientôt l’infinie quête du Graal où la littérature s’écrit elle-mêmetout cela le prouve amplement. Le livre ne se termine qu’encore sur le seuil ; et c’est seulement lorsque le livre est, un court instant, refermé que l’homme viril l’homme qui n’est plus jeune peut entamer son discours citoyen et policé.

 

 

 

III. Se mettre à la « table de division »

 

Donc la « table des oppositions » ne se met pas de la même manière, selon qu’il s’agit du discours civique ou du discours littéraire. De même que la loi se grave dans la pierre, de même elle se fait gangue pour certaines classes d’êtres : femmes, mais également esclaves, métèques, enfants. Mais alors littérature est le lieu liminaire où la différence des sexes peut se dévoiler un peu plus librement, dans son ambiguïté primordiale.

 

La politique des hommes-citoyens fonctionne déjà chez Loraux comme l’état d’exception agambenien : la femme y est incluse à même son exclusion. Position qu'allégorise bien, selon Loraux, l’ingestion de Mètis par Zeus (voir, sur l’image de notre billet, la remarquable position de Mètis sous le trône de Zeus accouchant d’Athéna). La femme, si elle est bien la zoê, le corps, et l’homme le bios, la vie qualifiée et raisonnable. Agamben lui-même ne fait aucun mystère de cette analogie, dans sa conférence sur la guerre civile6, en travaillant à partir des écrits de celle qui fut un temps rattachée à l’École française de Rome. Et à son tour, Loraux ne fait aucun mystère de l’inspiration psychanalytique de sa démarche, puisque la condition féminine chez les Grecs est elle-même analogue au refoulement et à la forclusion :

 

« […] affirmer, comme certain(e)s le font, que, du coup, la femme est oubliée et l’homme prêt pour une position de maîtrise incontestée serait méconnaître gravement la nature des opérations psychiques, qui est de ne jamais s’effectuer impunément : elles laissent une trace, elles ne sont ni sans reste ni sans perte. » (p. 21)

 

Sommes-nous alors fondés à croire que la métaphore, que Loraux charge d’espoir dans son introduction, soit à opposer à l’état d’exception de la femme, comme une sorte de retour du refoulé ?

 

Quoi qu’il en soit, posons une dernière question, cette fois pour y répondre. Quel est donc le geste aussi bien agambenien, lorésien (adjectif pour Loraux ?) que freudien, par lequel on peut aborder ces gênantes tables d’opposition ? Tous se mettent à la « table de division7 ». Si la différence homme-femme est déjà une division – et Loraux souligne bien l’étymologie de sexus, qui est sec-, la coupure – il s’agit alors d’opérer une nouvelle division : division de la division. Le couple antithétique, se trouve problématisé (et peut-être même destitué) dans une division programmatique et méthodologiquement menée sur la base de ses propres termes. Avec cette opération logique, le terme masculin se voit lui-même scindé en masculin/féminin. Il y a là, par rapport au vide qu’institue la dichotomie citoyenne, comme une manière de réunion, de proximité, de solidarité. Ce qui bien sûr «  permet de penser l’identité comme virtuellement travaillée par de l’autre. » (p. 8). La table de division est aussi bien, celle de la division du sujet, de l’Ichspaltung et de la bisexualité psychique au sujet de laquelle la psychanalyse nous entretient.

 

- O.L.

 


1Journée, Gérard, « Lumière et Nuit, Féminin et Masculin chez Parménide d’Elée : quelques remarques », Phronesis, no 57, p. 291.

2Dans son Génération des animaux, ch. V. notamment.

3Il faut ici ici Platon et les présocratiques avec leurs traités « sur la nature » (peri phusis), même si ce n’est à partir de Aristote que le terme de philosophie apparaît.

4Voir p. ex. Nietzsche, La naissance de la tragédie, trad. Cornélius Heim, Paris, Denoël, coll. « Médiations », 1984, p. 46-51.

5Pour N. Loraux, le discours philosophique représenterait entre le discours civique et le discours littéraire un moyen terme. Nous ne l’abordons pas ici. Bornons-nous à rappeler que les présocratiques se distinguent très mal des poètes, plaçant leur narration sous l’égide de personnages féminins semblables aux Muses. (Parménide et ses « filles du Soleil » est l’exemple le plus célèbre).

6Agamben, Giorgio, La guerre civile - Pour une théorie politique de la Stasis, Paris, Seuil, coll. « Points essais », 2015, 80 p.

7Nous reprenons cette expression à Martin Rueff (par ailleurs un des traducteurs du philosophe romain), voir le très instructif article : Rueff, Martin, « La table de division », Critique, no. 836-837, « Giorgio Agamben », 2017, p. 131-157.

 

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