Université du Québec à Montréal

Prévenir la catastrophe par une nouvelle définition de l’humanité

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Pagacz, Laurence. (2019). Chute et éveil du corps dans les dystopies : Moi qui n’ai pas connu les hommes de Jacqueline Harpman et Choir d’Éric Chevillard. Études littéraires48 (3), 37–49. https://doi.org/10.7202/1061858ar

Spécialiste de la littérature post-apocalyptique, Laurence Pagacz s’intéresse à travers son article au mouvement des corps des personnages dans les romans dystopiques post-apocalyptiques de Jacquline Harpman et d’Éric Chevillard. En d’autres mots, elle pose la question : « Quel sens donner à un corps vivant dans un lieu mort, ou tout du moins meurtri? » (paragr. 3). Ces corps déchus, infertiles et emprisonnés s’éveillent grâce à l’écriture et la narration, offrant un sens à l’existence des personnages.

On assiste aux déambulations des deux narrateurs dont les besoins vitaux sont comblés, mais dont l’espoir est devenu un concept absurde, puisque le temps, ici avec la catastrophe, s’est arrêté et ne peut plus être conçu comme une continuité. Malgré un environnement « mort » et une perte de la raison de vivre, c’est l’expérience corporelle des lieux qui donne naissance aux narrations. L’écriture permet, pour les personnages de Harpman et Chevillard, de créer, en plus d’un pendant, un avant et un après. Leur vie se donne ainsi enfin sur une continuité. En voulant s’échapper à l’éternel présent par la démarche d’écriture, les deux narrateurs transforment ces lieux mornes en environnement interprétables, c’est-à-dire qu’en les parcourant de leurs corps vivants — et en voulant raconter ce passage — ces lieux deviennent en quelques sortes porteurs du vivant, eux aussi. Et c’est pourquoi Pagacz suggère que « le corps agit comme seuil entre la nature et l’être humain, comme point d’intersection de deux cercles, à la fois porte d’entrée vers la nature et refuge séparé de celle-ci » (paragr. 26, je souligne). Ces romans ne font pas que remettre en question la chute de l’humanité après une catastrophe, mais ils seraient aussi à la recherche d’une nouvelle définition de l’humain qui serait nécessaire, pour nous aussi, lecteurs et lectrices.

Comme le rappelle Pagacz, les dystopies ont la fonction d’exhortation au changement, vis-à-vis la crise sociale qui est portée dans la fiction, et qui provient en réalité de notre société actuelle. Frédéric Claisse les qualifie de futurs antérieurs; ce sont des futurs réversibles qui veulent avant tout permettre l’empowerment de leurs destinataires (Claisse, 2010). Dans ces romans-ci, c’est notre rapport au corps et au territoire qui pose problème. Même lorsque nous aurons tout détruit sur la planète, notre interaction occidentale avec l’environnement restera-t-elle la même?

Selon Hoda M. Zaki, il existe deux types de pessimismes en science-fiction : le pessimisme utopien et dystopien. Le pessimisme utopien suggère que la dystopie est survenue par des forces historiques spécifiques, ce qui implique qu’on peut les éviter; alors que le pessimisme dystopien présente un monde inévitable, car ses caractéristiques puiseraient dans des forces transhistoriques et transculturels. Dans le cas des romans de Harpman et de Chevillard, en ce qui concerne le rapport à l’environnement, cela me semble plus propre au pessimisme dystopien, puisqu’il s’incarne dans la fondation même de notre société capitaliste et patriarcale, soit dans notre rapport hiérarchique entre culture et nature, entre esprit et corps. Alors comment exhorter au changement, si ce changement demande d’éviter ce qui semble a priori inévitable?

Les réflexions proposées par l’article m’amènent à penser qu’il nous faut entrer dans une relation nouvelle avec nos propres corps pour entretenir un rapport agentique avec la nature, un parcours qui demanderait avant tout de renverser la conscience de la mise à distance; c’est un concept de la sorcière écoféministe Starhawk, c’est-à-dire cette façon d’appréhender toutes choses comme séparées : « Nous voyons le monde comme constitué de parties divisées, isolées, sans vie, qui n’ont pas de valeur par elles-mêmes. Elle ne sont même pas mortes car la mort implique la vie. » (Starhawk, p. 40). Ce serait, en premier lieu, de voir le territoire comme vivant, ou tout du moins prégnant de notre passage, à l’image des deux narrateurs analysés. C’est jouer avec ce seuil, un mouvement qui demande de revaloriser l’expérience corporelle et territoriale à travers l’écriture — donc la culture — et ainsi briser l’opposition binaire entre culture et nature, entre esprit et corps, entre vivant et non-vivant.

Ça serait là, peut-être, où le pessimisme dystopien de telles histoires deviendrait réversible : de demander au sein d’une fiction non pas un changement de paradigme à grande échelle, mais un changement du petit qui pourrait mener vers le plus grand. Et donc, peut-être que les romans de Harpman et Chevillard réussissent réellement à mettre de l’avant, comme le suggère Pagacz, cette demande d’une nouvelle redéfinition de l’humanité.

 

Bibliographie

Claisse, Frédéric. (2010). Futurs antérieurs et précédents uchroniques : l’anti-utopie comme conjuration de la menace. Temporalités, 12. http://journals.openedition.org/temporalites/1406

Pagacz, Laurence. (2019). Chute et éveil du corps dans les dystopies : Moi qui n’ai pas connu les hommes de Jacqueline Harpman et Choir d’Éric Chevillard. Études littéraires48 (3), 37–49. https://doi.org/10.7202/1061858ar

Starhawk. (2015). Rêver l'obscur : femmes, magie et politique. (Morbic, trad.). Paris : Éditions Cambourakis. 1997.

Zaki, Hoda M. (1990). Utopia, Dystopia and Ideology in the Science Fiction of Octavia Butler. Science Fiction Studies, 17(2), 239-251.

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Commentaires

Portrait de Lucie Quevillon

C’est un texte qui se lit bien. Il est fluide et clair. Deux questions m’intriguent, cependant. « Lorsque nous aurons tout détruit, notre interaction occidentale avec l’environnement restera-t-elle la même ? » Je me demande si nous serons encore là lorsque tout sera détruit. Puis, s’il ne reste plus rien, nous aurons peine à survivre, car il n’y aura rien à manger. De plus, est-ce qu’il n’y pas justement un changement pour beaucoup d’artistes, d’environnementalistes et de scientifiques qui sont sensibles à l’environnement, à la nature et à la planète ? À mon humble avis, le changement est déjà commencé.

 

Une autre question m’interpelle : « Alors, comment exhorter au changement si ce celui-ci demande d’éviter ce qui est inévitable ? » Il me semble que le mot « inévitable » contient, par définition, une idée de ce qui ne peut pas être évité. Alors, dans la question qui « demande d’éviter ce qui est inévitable », j’y vois une contradiction ou une impossibilité.

 

Enfin, est-il possible de briser les oppositions ? Ou peut-on voir un autre mode de rapport au monde comme le continuum ? En effet, dans le langage et dans les sciences, les oppositions permettent de faire des catégories et, par le fait même, du sens, comme lorsqu’on nomme le jour et la nuit. Les mots renvoient aux phénomènes différents. Cependant, on peut ajouter, dans un continuum, l’aurore ou l’aube et le crépuscule, etc.

 

Bravo pour votre texte, il est très intéressant à lire et donne le goût d’explorer ce filon de recherches, ainsi que les textes des auteurs cités.

Portrait de Marion Velain

À travers ce texte qui met en lumière la pensée de Pagacz, j’ai la forte impression que pour avoir une nouvelle définition de l’humanité, mais aussi des corps, il faut que ces derniers soient passés par un état de mort artificielle puisque « ces corps déchus, infertiles et emprisonnés s’éveillent grâce à l’écriture et la narration ». En effet, je trouve intéressant que l’écriture soit le moyen nécessaire pour redonner vie à ces corps, comme si l’écriture n’était possible qu’après avoir laissé le corps mourir.

La phrase « c’est l’expérience corporelle des lieux qui donne naissance aux narrations » m’interpelle davantage parce qu’elle semble détourner la pensée, ou du moins la changer de perspective. Si l’écriture est l’outil pour éveiller les corps, ceux-ci sont également les moteurs nécessaires pour créer la narration. Un véritable jeu circulaire s’effectue là, qui peut d’ailleurs faire penser à la question de l’œuf ou la poule : qui est apparu en premier ? Cette circulation de la création m’amène à penser que c’est par la mort que la vie peut être activée. En ce sens, je me pose la question suivante : la catastrophe et le pessimisme dystopien ne seraient-ils pas nécessaires pour pouvoir repartir sur de nouvelles bases et redonner la vie ?

Le corps comme « seuil entre la nature et l’être humain » abordée par Pagacz soulève ainsi la question de la liminalité. Si le seuil est vu ici comme présence dans deux cercles différents, je me demande dans quelle mesure il serait pertinent d’étudier le seuil comme « non-lieu » : en étant à cheval sur deux espaces, il n’est finalement nulle part.