Université du Québec à Montréal

Discours humoristiques et écologie: un fatalisme comique

23 sur 45

Humour et écocritique : rire pour la protection de l’environnement

 

L’humour est omniprésent au Québec, c’est même un des principaux moyens par lequel s’exprime le récit collectif. Les humoristes apparaissent dans le cinéma, dans les séries télévisées, sur les scènes et les spectateurs suivent la mouvance avec, par exemple, plus de 1,9 million de billets vendus pour les spectacles humoristiques en 2019[1]. Ce succès populaire s’accompagne d’enjeux multiples qui ouvrent une réflexion sur la nature de l’humour au Québec et sur sa fonction à l’heure actuelle. De nombreux critiques, tel que Mathieu Bélisle,  pensent que notre époque est marquée d’un « humour nourri de la culture médiatique, enclin au repli sur soi et à l’apolitisme […] [qui] ne menace jamais l’ordre établi[2] ». C’est une affirmation qui semble d’autant plus inquiétante si l’on considère l’humour comme un art reflétant la réalité sociale.

            Les humoristes utilisent les lieux communs, au sens d’opinions partagées et de clichés, afin de rejoindre le plus grand public possible et de créer un rapport de proximité avec celui-ci. Cependant, ce n’est généralement pas l’essence du numéro ou du spectacle, mais plutôt un outil au service du discours humoristique qui peut être totalement engagé. C’est le cas pour une  multitude de sujets, mais ce sont les différents rapports qu’entretiennent les humoristes avec la question environnementale qui nous intéressent dans ce travail.

Cela semble particulièrement actuel et les études humoristiques ainsi que l’écocritique américaine conçoivent de plus en plus l’humour comme un moyen permettant de faire passer un message tout en évitant les barrières défensives de l’auditoire : « When a positive appeal­ ­­– like humour - is added to negative messaging, we can capture people’s attention while avoiding unhelpful defensive responses[3] ». L’humour, notamment le stand-up, est ainsi considéré comme un biais de communication potentiel afin de défendre la cause écologique et de sensibiliser les individus à ce sujet. Des universitaires tels que Beth Osnes, Chris Skurka, Massih Zekavat, etc., s’intéressent à de telles possibilités liées à l’humour et à la cause environnementale. Certains, comme Matt Winning, vont plus loin et s’adonnent eux-mêmes au stand-up afin de traiter d’écologie par le rire. Pour ces humoristes et ces critiques, le rire permet de porter un nouveau regard sur le monde. Ils se rangent ainsi aux côtés de Mikhail Bakhtine qui, dans son ouvrage Rabelais and his world (1968), stipule qu’avec le rire : « the world is seen anew, no less (and perhaps more) profoundly than when seen from the serious point[4] ». En partant de cette conception du rire et de ce champ d’études alliant l’écocritique et l’humour,   ce travail vise à percevoir comment la question écologique est discutée dans les discours humoristiques québécois. Est-ce qu’ils penchent davantage vers un art insignifiant et apolitique tel que suggéré par Bélisle ou alors est-ce qu’ils tendent à utiliser le rire tel que défini par Bakhtine afin de défendre la cause écologique ?

            Une recherche rapide montre que de nombreux humoristes québécois contemporains traitent de la question environnementale, par exemples : François Bellefeuille, Maxim Martin, Guillaume Wagner, Louis T, Virginie Fortin, Korinne Côté, etc. Il s’agit maintenant d’analyser leurs discours afin de voir comment, par leurs procédés discursifs, on peut percevoir le reflet social de la réalité québécoise en lien avec l’environnement, c’est-à-dire l’imaginaire de la crise écologique. Pour ce faire, le présent travail se prête, en s’appuyant sur les travaux de Ruth Amossy et de Dominique Maingueneau, à l’analyse, sous une perspective rhétorique, des spectacles de stand-up et d’autres manifestations similaires des humoristes (podcast, capsules web, etc.) afin de déterminer d’une part quelles sont les relations qu’entretiennent les québécois avec le territoire et, d’autre part, afin de voir comment les humoristes construisent leurs discours de manière à éveiller les consciences et, peut-être, à convaincre les individus de changer.

Dans cette perspective, le discours humoristique serait aux antipodes de cette vision apolitique et vide de sens que lui prêtent de nombreux critiques tels que Mathieu Bélisle, Denise Bombardier, Robert Aird, etc. Il sera intéressant de voir comment, dans le contexte québécois, les discours humoristiques sur l’environnement doivent se construire afin d’éviter les barrières défensives de l’auditoire, c’est-à-dire quels sont les procédés rhétoriques mis en place par les humoristes afin de faire passer le message et d’exercer une influence sur l’auditoire. Enfin, l’analyse de ces discours permettra d’illustrer en quoi le banal et l’insignifiance reposant sur des lieux communs, sur l’ethos et le pathos de l’orateur permettent de sensibiliser l’audience au-delà des faits qui reposent sur la science. L’importance de l’humour au Québec est telle que son utilisation à des fins de défense environnementale semble constituer une avenue pertinente pour changer la réalité actuelle sur ce sujet pour le moins sensible et polémique.

 

Bibliographie

Amossy, R. (2006). L’Argumentation dans le discours. Paris : A. Colin.

Bakhtine, M. et Iswolsky, H. (trad.) (1968). Rabelais and his world. Cambridge, Massachussets: MIT Press.

Bélisle, M. (2017). Bienvenue au pays de la vie ordinaire. Montréal : Leméac.

Borg, K. et Goodwin, D. (2018) « Here’s a funny thing: can comedy really change our environmental behaviours ». Dans The Conversation. Récupéré de https://theconversation.com/heres-a-funny-thing-can-comedy-really-change....

La Presse Canadienne. (2019, 23 octobre). Nombre d’entrées : nouveau sommet pour l’humour au Québec. La Presse. Récupéré de https://www.lapresse.ca/arts/humour/2019-10-23/nombre-d-entrees-nouveau-....

Maingueneau, D. (1976). Initiation aux methodes de l'analyse du discours : problemes et perspectives, Paris : Hachette.

Osnes B. et Boykoff, M. (2019). « A Laughing matter? Confronting climate change through humor ». Dans Political geography, v.68. Récupéré de  https://wwwsciencedirectcom.proxy.bibliotheques.uqam.ca/science/article/....

Zekavat, M. (2019). « Satire, humor and ecological thought ». Dans Neohelicon, v.46, pp. 369–386. Récupéré le 21 février de https://doi-org.proxy.bibliotheques.uqam.ca/10.1007/s11059-018-00471-0.

 

[1] La Presse Canadienne. (2019, 23 octobre). « Nombre d’entrées : nouveau sommet pour l’humour au Québec ». La Presse. Récupéré de https://www.lapresse.ca/arts/humour/2019-10-23/nombre-d-entrees-nouveau-....

[2] Bélisle, M. (2017). Bienvenue au pays de la vie ordinaire. Montréal : Leméac, p.62.

[4] Bakhtine, M. et Iswolsky, H. (trad.) (1968). Rabelais and his world. Cambridge, Massachussets: MIT Press.

Ajouter un commentaire

Commentaires

Portrait de Brigitte Léveillé

Bonjour Gabriel,

Le panorama d’ensemble que tu esquisses me semble bien argumenté; les pistes que tu tisses pour la suite de ton projet m’apparaissent probantes et fertiles.

Faire une étude totalisante dans le cadre de ce travail me semble peut-être un brin ambitieux : resserrer l’analyse sur les procédés rhétoriques d’un ou deux humoristes, ou encore sur un spectacle de stand-up en particulier pourrait te permettre de concentrer tes énergies à un corpus plus circonscrit. Dans cette optique, je t’invite à consulter l’épisode 10 (« En gang, on va finir par te convaincre ») du balado 3,7 planètes de François Bellefeuille. Il y parle plus spécifiquement du spectacle d’humoristes de la relève sur l’écoanxiété intitulé Rire vert, présenté dans le cadre du Mini-Fest de 2019. Ce spectacle regroupait les humoristes François Bellefeuille, Colin Boudrias, Pascal Cameron, Émilie Lapointe, Dhanaé Audet-Beaulieu, Jérémie Larouche et Véronique Isabel Filion. Quelques extraits de leurs numéros sont insérés dans le balado de même que des bribes d’entrevue avec les humoristiques quant à leurs intentions de conscientisation, l’impact sur le public et les enjeux liés à la diffusion des spectacles en région ou en grand centre urbain. Comme ce spectacle regroupe plusieurs humoristes québécois sur cette thématique, il pourrait t’être utile pour cibler un objet d’étude spécifique tout en gardant une vision d’ensemble sur la production québécoise et, plus spécifiquement, sur celle de la relève.

L’autodérision me semble une stratégie rhétorique incontournable dans l’humour québécois pour aborder ces questions sensibles : rire de soi d’abord pour éviter que les gens ne se sentent jugés et ainsi contourner les barrières défensives de l’auditoire, une manière de se dédouaner en s’incluant dans les gens desquels on rit et qu’on critique. Ainsi, si l’autodérision est une forme d’humour centrée sur soi, il me semble cependant qu’elle peut revêtir ici un caractère collectif, voire politique.

L’autodérision me semble devenir un moyen détourné pour mettre de l’avant les paradoxes et contradictions entre nos valeurs et nos gestes concrets, une manière habile d’amener les spectateurs à rire d’eux-mêmes et, éventuellement, à entamer une prise de conscience et une transition.

Ton sujet est très contemporain et nous avons peu de recul sur la production humoristique québécoise actuelle, donc peu d’outils théoriques spécifiquement développés pour ce corpus. Peut-être qu’il pourrait être pertinent de t’intéresser aux analyses faites sur l’humour engagé des années 1960-1970 (je pense ici à Deschamps) : elles pourraient t’offrir des pistes de continuité ou de discontinuité intéressantes.

Portrait de Youssef Sawan

Bonjour Gabriel,

 

Ton sujet en soi semble très intéressant, foisonnant et riche. La manière dont tu le présentes ici m’a justement fait me poser beaucoup de questions tout au long de la lecture.

 

D’un côté, ton titre suggère que tu as déjà une hypothèse, soit que l’humour québécois est « fataliste » lorsqu’il traite d’enjeux environnementaux et écologiques, ce qui viendrait s’inscrire dans une contemporanéité déjà écoanxieuse qui se révèle à travers plusieurs médias et disciplines. D’un autre côté, et peut-être ai-je tors (désolé si c’est le cas!), mais la manière dont tu décris les différentes postures des humoristes évoqués semble suggérer un certain militantisme, ou du moins une posture engagé qui est certainement politique et qui s’éloigne du fatalisme au sens d’un destin inéluctable.

 

J’abonde fortement dans le sens du commentaire de Brigitte Léveillé, tu gagnerais sans aucun doute à préciser ton choix, sois en terme d’humoristes spécifiques, soit en terme du types de contenus que tu chercherais à analyser. En plus des spectacles bien répétés, des stand-ups encore préparatoires, de la myriade de podcasts qui sont apparus dans la dernière décennie, tu as accès aux comptes personnels qu’utilisent les humoristes pour, comme tu le dis, occuper les plus d’espaces possibles. Leur posture écologique et environnementale risque de se déployer à de différents degrés sur toutes ses plateformes, et il me semble également que leur « personnage » se mêle souvent à la réalité lors de ces apparitions, ce qui complique encore plus la tâche d’analyser cette multitude de discours.

 

Cela dit, il est clair que, de manière générale, tu cibles un excellent sujet qui traite concrètement de l’imaginaire environemental qui se déploie dans l’extrême contemporain québécois grâce à l’humour… j'ai hâte de voir dans quelle direction tu dirigeras ta réflexion!

 

Merci pour la lecture,

Youssef