Le 23 mars 2016, à la Cinémathèque québécoise, Sylvain David, professeur au Département d'études françaises de l'Université Concordia et chercheur du RADICAL, a présenté la projection de Instrument, un film de Jem Cohen (États-Unis, 1999).
Instrument de Jem Cohen (1999)
Ce film documentaire a été tourné de 1987 à 1998. Il présente diverses facettes de l’existence du groupe Fugazi: tournées et concerts, entrevues accordées aux médias (généralement communautaires ou alternatifs), pré-production et séances d’enregistrement de l’album Red Medicine (1995).
Les images cumulent les formats Super 8, 16 mm et vidéo. Ces différents supports ont été utilisés sans stratégie globale, selon les circonstances du moment. Le réalisateur avait un accès complet aux activités du groupe, à condition de ne pas déranger les musiciens. Les prises de vue ont le plus souvent été réalisées en solitaire, mais bénéficient parfois d’une équipe réduite (sonorisateur, éclairagiste, second caméraman). Le montage a été réalisé un an après la fin du tournage, en collaboration avec le groupe.
Le film tire son titre d’une chanson de Fugazi, issue de l’album In on the Kill Taker (1993). Un extrait des paroles est d’ailleurs proposé à l’écran en guise d’exergue: «We need an instrument/ To take a measurement». Le spectateur en retient l’idée d’un outil à la fois de création (musique) et d’appréhension du monde (film).
Film It Yourself
Instrument s’inscrit dans le contexte d’une auto-commémoration récente et soutenue de la scène musicale indépendante américaine. En témoigne une pléthore d’essais, d’autobiographies et de documentaires comme This Band Could Be Your Life (Michael Azerrad), Get In the Van (Henry Rollins) ou American Hardcore (Steven Blush). Le film de Jem Cohen se distingue toutefois par ses qualités formelles.
La démarche du cinéaste trouve un précédent dans l’auto-documentation constante dont ont fait preuve certaines sous-cultures liées au punk-rock, des skaters des années 1970 aux groupes hardcore des années 1980. Il en découle une esthétique singulière, qui infuse les pochettes de disque et les fanzines de l’époque (et fait l’objet d’une récupération massive aujourd’hui).
L’exemple emblématique de cette approche demeure les photographies de Glen E. Friedman, qui a lui-même consacré un album à Fugazi (Keep Your Eyes Open). Ses clichés se caractérisent par des couleurs souvent sursaturées (dues à l’éclairage des concerts), par la présence d’un grain évident (découlant d’une luminosité insuffisante) et par des images parfois floues (résultat de mouvements brusques des musiciens). Le minimalisme d’Instrument s’inscrit manifestement dans cette lignée.
Traduire le son en images
Interrogé au sujet de son film, Jem Cohen déclare avoir voulu saisir l’essence même de la démarche de Fugazi, la teneur des sons produits par le groupe: «what I really wanted to do was just capture music-making and try to make something that felt, visually, like music, and something where the music was inextricably tied in with the moving pictures1».
Cette approche aux ambitions phénoménologiques ne va pas sans rappeler le travail de Nik Cohn, auteur du premier livre d’envergure sur le rock à la fin des années soixante: «My purpose was quite simple: to catch the feel, the pulse of rock, as I had found it. […] What I was after was guts, and flash and energy, and speed. Those were the things I’d treasured in the music. Those were the things that I tried to reflect as I left.» (Cohn, [1969]).
L’idée d’une saisie intuitive de la matière du rock, d’une capture de sa dimension sensible, est donc présente depuis les origines (ou presque) de ce courant musical. Ses chroniqueurs font face au défi récurrent d’avoir à traduire un phénomène sonore en mots ou en images.
Dans Instrument, ce principe de translation ne s’applique pas forcément au contenu, aux situations elles-mêmes (qui donnent généralement à voir les membres du groupe ou une part de son public). Il se manifeste plutôt dans la forme du film: la texture, les prises de vues, les juxtapositions (montage), le rythme d’ensemble, les perspectives convoquées.
Une forme significative
Les procédés formels employés par Cohen reprennent les caractéristiques minimalistes de l’approche «Do It Yourself», tout en leur conférant une connotation particulière. Par exemple, la saturation de l’image paraît communiquer l’explosivité de la présence scénique de Fugazi. À l’inverse, le recours occasionnel au noir et blanc vient rappeler les prétentions artistiques du groupe. Par ailleurs, l’usage du ralenti (doublé d’une musique retravaillée pour l’occasion) sert à décomposer le mouvement tout en suggérant la fluidité de celui-ci. Enfin, la transposition du rythme (décalage volontaire entre images et son) permet d’en illustrer métaphoriquement les effets.
De manière plus générale, le film se présente comme une série de vignettes (une impression que vient d’ailleurs accentuer le cumul de formats d’image). Les scènes sont parfois tronquées, notamment lorsque la fin d’une bobine de pellicule survient au beau milieu d’une chanson ou d’une conversation. Le tout confère une impression de totalité, si ce n’est de débordement et/ou d’épuisement de la matière.
Fait notable, les séquences en concert ne sont jamais tournées du point de vue du public: elles donnent toutes à voir le groupe de côté ou de dos, perspective inusitée qui donne l’impression de vivre le moment de l’intérieur. Les éléments documentaires (concerts, répétitions) sont en outre juxtaposés à des scènes de déconstruction interne (où, par exemple, les musiciens commentent les légendes qui courent à leur sujet) et externe (notamment des réserves formulées par des membres du public) de l’image du groupe, ce qui confère une réelle polyphonie à l’ensemble.
Instrument se distingue enfin par son absence quasi-totale d’arc narratif.
«It’s a document, not a documentary», dira d’ailleurs le critique Joshua Klein (2002). Par ce refus manifeste de la biographie rock classique, Cohen s’inscrit dans la tradition des documentaires musicaux de type cinéma vérité (dont le célèbre Cocksucker Blues de Robert Frank). Il peut en résulter certaines longueurs (car sans mise en récit, aucune des vignettes ne paraît particulièrement nécessaire ou justifiée). Cette approche permet toutefois au film de creuser le paradoxe entre l’ennui de la tournée (longues heures de route; attente; motels minables) et l’influx momentané d’énergie qu’apporte la scène.
Une interprétation ouverte
Le film de Cohen demeure de l’ordre du constat: il montre sans interpréter. Le cinéaste ne cherche pas forcément à donner un sens au phénomène rock, ou même à la démarche de Fugazi. La réussite d’Instrument réside plutôt dans le fait d’évoquer une manière d’être ou de sentir propre à la scène culturelle indépendante, d’illustrer une attitude (ou un état d’esprit) par des procédés formels, et surtout, de relayer l’énergie d’une forme musicale par le biais de l’image.
Quelques mots sur Fugazi et sur Jem Cohen
Fugazi (1987-2001) est généralement considéré comme étant l’un des meilleurs groupes de la scène indépendante américaine. La formation est reconnue à la fois pour la qualité de sa musique, qui a contribué à fonder ce que l’on nomme aujourd’hui le post-hardcore, et pour l’intégrité de sa démarche, fondée sur une autogestion à tous les niveaux. Le groupe était constitué de Ian MacKaye (chant et guitare), Guy Picciotto (chant et guitare), Joe Lally (basse) et Brendan Canty (batterie). Il a enregistré sept albums studios, dont le plus connu demeure Repeater (1990).
Jem Alan Cohen (1952-) est un cinéaste américain prônant une approche alternative du septième art, inspirée par le «Do It Yourself» du rock indépendant. On lui doit notamment Lost Book Found (1996), un documentaire sur la ville de New York inspiré par la pensée de Walter Benjamin. Il a par ailleurs travaillé avec des groupes de musique comme The Ex ou REM. Son intérêt pour Fugazi découle du fait qu’il connaît Ian MacKaye, l’un des chanteurs du groupe, depuis l’école secondaire.
Découvrir Instrument
Vous pouvez aller visionner la bande annonce du film de Jem Cohen.
Le film est aussi disponible en entier.
Vous pouvez lire l'article de Kyle Ryan (2013) et la critique de Joshua Klein (2002) pour le A.V. Club au sujet de Instrument.
Vous pouvez aussi consulter la programmation de la Cinémathèque québécoise pour de plus amples détails sur le film et la projection qui a eu lieu le 23 mars 2016.
- 1. Propos tenus à Marc Savlov, «Walking the Straight Edge», The Austin Chronicle, September 3, 1999.